Ce billet complète une analyse critique d’une conférence de FX Bellamy, publiée ici en Août 2015.
Sur quoi se fonde en effet le concept de genre, et le discours actuel sur le genre ? Il se fonde sur un soupçon à l’égard de la culture. Nous sommes en conflit avec la nature, et nous sommes aussi en conflit avec la culture. Quand Madame Vallaud-Belkacem répète à longueur de temps qu’il faut déconstruire les stéréotypes sexistes, elle affirme en fait que la culture est saturée de clichés sur les hommes et sur les femmes, et qu’il s’agit de les supprimer progressivement pour que nous puissions devenir enfin des êtres libres.
De fait, toute notre société, et toute la modernité en général, sont habitées par cette idée profonde selon laquelle la culture, tout ce qui nous a été transmis et qui a formé le regard que nous portons sur le monde, aliène notre liberté. La conception du monde, les valeurs, les normes et les règles qui habitent notre culture pèsent sur nous et nous enferment. C’est la raison pour laquelle la transmission de la culture est devenue en soi un problème.
François-Xavier Bellamy évoque dans cette conférence de 2014, accueillie par les AFC de Garches, Saint-Cloud et Vaucresson, la nécessité d’une réconciliation avec la culture, après avoir développé la nécessité d’une réconciliation avec la nature. C’est aussi la thématique principale de son ouvrage Les Déshérités (que je n’ai pas lu, et que je ne pourrai donc pas commenter). Ce point m’intéresse tout particulièrement, parce que c’est en réfléchissant aux mêmes problématiques que celles que soulève FX Bellamy (l’héritage, sa transmission, notre rapport à la culture, plein de choses passionnantes), mais surtout pour désamorcer ce genre de discours (assez répandu dans la droite conservatrice) que je tiens ce blog
Je ne vais pas prétendre que la transmission de la culture n’est pas devenue un problème – les réflexions philosophiques, sociologiques, politiques du XXè siècle ont en effet largement contribué à faire de la culture un problème. Mais une autre question se pose: est-ce vraiment embêtant que la culture devienne un problème? Faut-il s’inquiéter parce que notre rapport à la culture est maintenant problématique? Commencer à réfléchir sur un objet, quel qu’il soit, à adopter une démarche réflexive, c’est le problématiser, ce n’est pas le renier ou le détruire! En fait c’est bien la première fois que j’entends un prof de philo se plaindre qu’on problématise un objet.
François-Xavier Bellamy dénonce l’utilisation même du concept de genre pour aborder la culture. C’est vrai, le genre est un outil d’analyse qui a une portée critique (et polémique) très forte. Mais est-ce que la culture doit faire l’objet d’une admiration béate devant l’héritage? Peut-on se dispenser d’une démarche réflexive face à cet héritage? La culture doit-elle être cette chose sacrée et transparente face à laquelle il ne faut SURTOUT convoquer AUCUN outil d’analyse critique et plus généralement s’abstenir de toute contextualisation sociale et historique des productions culturelles?
Je ne pense pas. Je pense même que convoquer ces outils est nécessaire à la transmission: de même qu’on ne peut pas lire les Pensées sans être un petit peu au courant des débats théologiques du XVIIè, il y a toute une partie de la littérature qui demeure parfaitement incompréhensible sans réflexion sur le genre.
Liberté, transmission et esprit critique: le genre et la littérature
Nous nous réveillons aujourd’hui sur cette question du genre, mais cela fait déjà des décennies outre-Atlantique, et plusieurs années en France, que dans les universités, et notamment toutes les universités littéraires, le concept de genre – est extrêmement présent à l’intérieur même des formations. Peut-être les étudiants dans cette salle pourraient-ils le confirmer. Un très bon ami enseigne actuellement la littérature à Bordeaux : dans son université, on ne fait plus un cours de littérature qui ne parle pas du genre. On n’étudie plus La Princesse de Clèves, par exemple, mais on étudie la construction des stéréotypes de genre dans La Princesse de Clèves, pour considérer à quel point, à travers la narration, sont élaborés des dispositifs d’aliénation, une représentation hiérarchique des sexes. L’héroïne est une femme, elle est amoureuse, faible, tourmentée, habitée par la passion, fragile. A l’inverse l’homme est un guerrier, un homme de pouvoir. D’un côté la dépendance, de l’autre la puissance : tout cela construit un stéréotype sexué, inégalitaire et machiste ; et tout cela, c’est la culture.
Décidément, La Princesse de Clèves est un livre polémique… Mais tout de même, je me demande si on a lu le même livre – le genre, dans mes souvenirs, La Princesse de Clèves ne parle que de ça! Je n’ai pas assisté à ce fameux cours, et il est tout à fait possible qu’il ait été très mauvais (le résumé par FX Bellamy n’augure rien de bon, mais comme il n’y a pas assisté non plus, ça ne nous dit pas grand chose). La Princesse de Clèves est d’ailleurs un livre passionnant sur le genre: ne l’étudier que sous cet aspect ne rendrait sûrement pas compte d’autres thématiques très intéressantes, mais se priver du concept de genre serait tout de même très dommage.
Essayez d’imaginer un moment l’intrigue de La Princesse de Clèves en inversant le genre de tous les personnages: non, c’est inimaginable (déjà, votre liberté de circulation est restreinte, donc vous n’entendez pas, caché, l’aveu que fait le Duc de Nemours à sa femme d’une passion envers une autre – donc pas de roman; une Princesse de Clèves qui multiplie les amants de manière ouverte sans subir de slut-shaming à la cour, ça n’est pas très crédible non plus). C’est donc qu’il y a du genre là-dessous, et que c’est une dimension pertinente de l’ouvrage. La Princesse de Clèves et le Duc de Nemours vivent dans une société structurée par le genre, ils n’y échappent pas. Les idées de passion, de mariage, de fidélité, de galanterie, les oppositions idéologiques mises en scène dans le roman, s’articulent sur cette matrice sociale qu’est le genre.
En fait, je ne connais pas vraiment d’œuvre de fiction où le concept de genre ne soit pas pertinent pour l’analyse.
Il faut donc déconstruire les stéréotypes sexistes pour nous libérer. La culture nous empêche d’être nous-mêmes. La culture que nous recevons, la culture qui nous est transmise nous empêche de devenir libres. C’est tout spécialement le cas de la culture qui nous est transmise dans ce lieu si particulier, et si abominable, qu’est la famille, et en particulier celle qui s’approche le plus d’un donné de la nature. Dans la famille, précisément, on se reproduit, et on reproduit des stéréotypes qu’on a reçu de ses parents, qui les avaient eux-mêmes reçus de leurs parents… La famille est un lieu de reproduction de stéréotypes, donc un lieu d’enfermement, de déterminismes. (…) assurer la liberté de l’enfant impose de l’arracher à ce premier lieu d’aliénation. C’est là la mission de l’école – et le sens de la scolarisation précoce, que préconisait Vincent Peillon : l’Etat prend en charge la libération du futur citoyen en puissance qu’est l’élève qu’on va, le plus tôt possible, soustraire à l’influence exclusive de ses parents.
Tous ceux qui transmettent la culture véhiculent des stéréotypes, consciemment ou non. C’est la raison pour laquelle nos gouvernants, dans leur grande bienveillance, ont résolu de prendre en charge, non pas notre éducation, mais notre rééducation, pour déconstruire progressivement ces stéréotypes qui nous ont été transmis dans ce lieu abominable qu’est la famille. Dans la famille, rendez-vous compte, il y a des choses horribles qui passent – des religions, des principes moraux, des traditions, du patrimoine… Bref, tout ce qui, dans ce processus de transmission, enferme la liberté toute neuve des enfants. Quand vous, parents, voulez transmettre à vos enfants les valeurs dont vous avez hérité et dont vous avez vécu ; quand – pire encore ! – vous voulez leur transmettre votre foi, vous ne faites que les enfermer dans le moule qui vous a marqués. Vous les prédéterminez, alors qu’il faudrait au contraire les laisser libres, libres de choisir leurs convictions, leurs valeurs, leur religion, tout ce qu’ils voudront
Allons jusqu’au bout : il faudrait les laisser aussi libres que ces enfants qui, par la grâce de la nouvelle législation australienne, vont pouvoir à l’âge de raison choisir eux-mêmes leur propre sexe, parce que leurs parents se seront abstenus, dans le courageux non-choix d’un agnosticisme total, de leur infliger une détermination, quelle qu’elle soit.
Bref, vous voyez avec quelle logique les choses s’articulent dans cette conférence. Pour FX Bellamy, seule la culture, transmise sans aucune analyse critique, semble à même de former des individus libres. Je pense exactement le contraire: je ne vois pas comment l’école peut rendre libre sans apprendre aux enfants à regarder de façon lucide, éventuellement critique, notre héritage (cette démarche ne doit pas être exclusive: plein d’autres dimensions des œuvres littéraires méritent d’être explorées, comme la stylistique, l’histoire esthétique, etc.).
Je prends un exemple qui me tient à coeur: Ovide, un grand grand grand classique de l’héritage transmis à tous les écoliers plusieurs siècles (un peu moins aujourd’hui, mais tout de même). L’art d’aimer comme Les Métamorphoses, qui ont influencé toute la littérature amoureuse, sont profondément ancrés dans la culture du viol. Le féminisme ne propose pas de détruire toute culture, il propose une alternative: une culture du consentement. Le corollaire est forcément de déconstruire cette culture du viol qui imprègne notre société, surtout par le passé, et les œuvres culturelles, anciennes ou malheureusement encore trop souvent contemporaines. Il serait parfaitement irresponsable de faire lire des œuvres comme celles d’Ovide à des enfants dont l’éducation affective est balbutiante sans laisser un espace de réflexion sur les violences sexuelles représentées dans ces ouvrages. C’est précisément cette démarche qui est le point de départ de leur liberté.
Personnellement, quand j’avais huit ou neuf ans, j’étais passionnée de mythologie grecque, et j’étais absolument incapable de mettre le mot « viol » sur les conquêtes amoureuses de Zeus. Non seulement parce que personne ne m’avait parlé de ce qu’étaient les violences sexuelles et le consentement, mais aussi parce que les livres sur la mythologie que je lisais reconduisaient avec entrain cette confusion entre Zeus violeur et Zeus grand séducteur. Je me suis toujours dit qu’Héra n’était pas hyper sympa dans ses vengeances contre ses « rivales », mais je n’ai jamais remis en cause le comportement de Zeus: il me paraissait absolument normal. J’étais peut-être très naïve, mais lorsqu’en 5è, le cours de latin portait sur l' »enlèvement » des Sabines, il ne me serait pas venu à l’esprit de donner un contenu ou violent ou sexuel à cet acte qui est dans notre vocabulaire une série de viols prémédités et autorisés par l’institution politique (Tite-Live et Ovide ont des versions différentes à ce propos, mais peu importe). Bref, j’ai bien « hérité » comme il faut, mais il m’a fallu plus d’une dizaine d’années pour commencer à avoir un regard critique sur tous les modèles narratifs de relation homme-femme que j’avais ingérés jusque là.
Mais j’ai l’impression que pour FX Bellamy, il y a une sorte de vérité essentielle, immuable, et en fait plus ou moins naturelle, transmise par des paramètres culturels. On le voit surtout lorsqu’il tend à essentialiser les étymologies de « mère » et « père » pour en tirer des conclusions sur les rôles respectifs de l’homme et de la femme dans le foyer (or il ne faut PAS faire ça):
Prenez par exemple les mots les plus fondamentaux qui désignent la différence des sexes. Le simple mot « mère », tenez (…) Matière vient du latin mater, mère, qui a donné materia, la matière. Etymologiquement, la mère a donc une relation singulière avec la matière. La signification de cette proximité est simple : quelle est en effet la plus grande différence entre les hommes et les femmes ? C’est que, contrairement aux hommes, les femmes peuvent donner corps à un enfant. Les femmes, à elles seules, donnent corps à toute l’humanité. L’immense différence qui traverse notre humanité est là. Elle tient dans cette expérience que nous, les hommes, ne connaîtrons jamais, et qui constitue pour nous un mystère insondable : le fait de pouvoir engendrer le corps d’un autre. La mère a, dans la relation d’engendrement, une responsabilité tout à fait singulière, une place à part et parfaitement inouïe. Et dans le simple mot de mère, mater, il y a une racine qui traverse la culture et qui nous aide à apprivoiser, par la signification profonde de ce mot, ce qu’est une mère, dans la singularité de la maternité.
Si vous voulez, passons maintenant au mot de « père ». C’est déjà plus compliqué, et plus polémique… Le mot de père en effet, pater, en latin, vient d’une racine sanskrite, pā- ou pāt-, qui signifie d’une façon générale « protéger » et « nourrir ». On retrouve cette racine dans « pasteur », celui qui fait « paître » le troupeau, celui qui nourrit les brebis. Le père, pater, a donc une relation particulière avec la fonction du travail qui consiste à nourrir, à apporter la nourriture au couple de la mère et de l’enfant – couple rapproché par la dépendance organique de l’enfant à sa mère au début de sa vie. Évidemment, le dictionnaire étymologique véhicule typiquement ce que Najat Vallaud-Belkacem appellerait un stéréotype sexiste. (…)
Ne devrions-nous pas plutôt écouter dans la langue tout ce qu’elle a à nous apprendre ? Il est magnifique de se dire que, dans la longue histoire des mots de « père » et « mère », on lit déjà un indice de la responsabilité singulière de l’homme et de la femme à l’intérieur de la famille.
Au passage, si vous voulez en savoir plus sur les mots « papa » et « maman », il y a cette vidéo de Linguisticae très bien faite sur cette question.
La « guerre contre la culture »: une certaine conception de la culture
François-Xavier Bellamy reproche au féminisme d’être « en guerre contre la culture », parce que la culture est indissociable des stéréotypes de genre. Remarquez qu’il ne nie pas que notre culture soit traversée de stéréotypes de genre, simplement il trouve cela merveilleux et ne comprend pas pourquoi il faudrait y voir quelque chose à redire.
Vous remarquerez à cette occasion que déclarer la guerre aux stéréotypes sexistes, c’est en fait déclarer la guerre à la culture toute entière, puisque la culture est tout entière traversée par la différence des sexes. Prenez par exemple notre façon de nous habiller : elle constitue un fait culturel. Or notre façon de nous habiller est toute entière traversée par la différence sexuelle. Cette différence habite, de façon à chaque fois singulière, toutes les sociétés et toutes les cultures du monde. Déclarer la guerre aux différences entre les sexes telles que la culture les élabore, c’est tout simplement déclarer la guerre à la culture. Tant qu’il y aura de la culture, elle continuera à élaborer cette différence qui traverse notre humanité.
L’exemple des vêtements est très intéressant: c’est indéniablement un fait culturel marqué par le genre, toujours aujourd’hui. Mais lorsque nous féministes portons un regard critique (et pas un regard hostile) sur la culture, nous partons du principe que la culture peut évoluer: les femmes ont acquis, à force de lutte, le droit de porter des pantalons pour être plus libres de leurs mouvements. Le droit des femmes à porter « des vêtements d’homme » plutôt que des vêtements féminins très contraignants est un acquis de la réflexion féministe sur la culture vestimentaire du XIXè siècle. C’est une révolte contre une violence culturelle exercée sur leur corps (qui est d’ailleurs loin d’être morte, au contraire).
Comment FX Bellamy peut-il dénoncer la violence des normes présentes dans les médias à l’égard des jeunes (un peu avant dans sa conférence), et dire en même temps que je ruine notre héritage culturel en critiquant l’association entre glabre et féminité pour critiquer l’injonction à l’épilation?
Nous soumettons nos corps à la tyrannie inouïe des images médiatiques, de nos normes de beauté, auxquelles il faut absolument ressembler ; la publicité par exemple, constitue une violence hallucinante. Je la vois très bien, comme enseignant, notamment dans les lycées. Il y a une violence inouïe de ces normes que la société de communication et la culture de masse font peser sur nos corps. (…) les centaines d’images qui nous sont projetées chaque jour constituent, par l’artifice de la mise en scène et des retouches, une tyrannie de la technique sur les corps, et une violence extrêmement forte – et souvent extrêmement douloureuse, en particulier pour les jeunes.
Les représentations culturelles, notamment picturales, qu’elles datent d’hier ou d’aujourd’hui, produisent ce stéréotype de genre qui est responsable, à terme d’une violence qui consiste à s’arracher les poils par obligation sociale. Je n’y peux rien, les actrices éternellement épilées de Lost, c’est culturel ET c’est un stéréotype sexiste. Le corps glabre des femmes dans les peintures mythologiques aussi. Ce n’est pas partir en guerre contre la culture, c’est simplement analyser la manière dont la culture, qu’elle soit « haute » ou « populaire », nous représente.
Un problème majeur posé par la conférence de FX Bellamy est la définition même de la culture: je n’ai aucun doute sur le fait qu’il pense par exemple que les productions pornographiques mainstream portent des représentations violentes de la sexualité, et qu’il faille mettre en garde les jeunes ou au minimum les inviter à avoir un regard critique sur ces productions. Mais les films pornographiques sont des productions culturelles au même titre que la culture « héritée » valorisée par FX Bellamy (la bonne vieille littérature, etc.): pourquoi une forme de culture devrait-elle échapper à l’analyse critique alors qu’on juge urgent de fournir des outils réflexifs pour aborder la seconde (la culture populaire, mainstream, la culture post-libération-sexuelle, …)?
De la même façon, réfléchir aux représentations de genre liées à la grammaire et aux pratiques linguistiques est scandaleux pour FX Bellamy: c’est « déclarer la guerre à la langue ».
On a décidé qu’on allait faire la guerre à la langue, parce que la langue nous insupporte (…) La règle qui consiste à utiliser le masculin comme neutre au pluriel, voilà quelque chose qui va devenir, vous allez voir, parfaitement détestable et rétrograde. Il faut compter en nombre de mois le compte à rebours avant de voir l’administration imposer partout l’écriture en –e-s. Quand j’étais à l’ENS, il y a quelques années, toutes les communications de l’administration étaient déjà écrites comme cela : les normalien-ne-s, les étudiant-e-s. (…) On va faire la guerre à la langue, parce que la langue est traversée par des stéréotypes, et il est donc urgent de la déconstruire.
Personnellement, en tant que femme et élève d’une ENS, j’apprécie le souci de l’administration de marquer par ses pratiques grammaticales qu’elle tient compte de mon existence. J’ai du mal à voir le passage de l’orthographe « normalien⋅ne⋅s » à la « guerre à la langue », mais je ne vais pas développer ce point qui mériterait un exposé plus complet.
Déconstruction, destruction ou conservation?
En conclusion de cette partie qui me tient vraiment à cœur, je vais essayer de répondre aux questions que pose FX Bellamy à la fin de son exposé:
La question qui est posée est donc la suivante : voulons-nous poursuivre cette entreprise de déconstruction de la culture au nom de notre libération, ou voulons-nous accepter de nous réconcilier avec la culture ? C’est-à-dire, tout simplement, voulons-nous accepter d’avoir quelque chose à recevoir de l’humanité qui nous précède, de ce qu’elle a élaboré au fil des siècles, de ce qu’elle a mûri pour nous aider à devenir un peu plus ce que nous sommes – hommes et femmes ? Le grand risque, de ce point de vue-là, c’est que lorsqu’on aura déconstruit tous les stéréotypes sexistes, lorsqu’on aura déconstruit la culture, on retrouvera ce qu’il reste dans l’homme quand la culture n’a pas encore accompli son humanité, c’est-à-dire la barbarie.
Je me pose cette question tous les jours, et à vrai dire, je n’ai pas de réponse complète. Toutefois, deux choses me semblent fondamentales:
1. Déconstruire la culture sexiste, ce n’est certainement pas revenir à la barbarie. FX Bellamy oublie une chose fondamentale: nous produisons de la culture, nous sommes la culture, ou plutôt le féminisme est une contre-culture, c’est-à-dire, en premier lieu, une culture, une culture alternative. Le féminisme a produit des œuvres incroyables, et la transformation des représentations de genre se traduit tous les jours pas la production d’œuvres qui s’inscrivent dans une culture d’égalité, dans une culture du consentement, dans une culture de la tolérance et de la non-violence (même quand leurs auteur⋅e⋅s ne se réclament pas du féminisme d’ailleurs). Il faudrait être bien aveugle pour voir un retour à la barbarie dans l’œuvre de Virginia Woolf ou d’Alison Bechdel.
2. Déconstruire n’est JAMAIS détruire. Déconstruire, c’est recevoir un héritage et considérer le passé à partir du présent; déconstruire, c’est prendre conscience de notre statut d’héritiers. Lorsque Virginia Woolf affirme que l’on perdrait la moitié des œuvres de Shakespeare (Hamlet, King Lear, Julius Ceasar…) si leurs personnages masculins étaient uniquement définis par leurs relations amoureuses aux femmes, elle n’invite pas à jeter Shakespeare au feu – elle en célèbre au contraire la richesse, et souligne quel manque représente l’absence des femmes de la littérature en-dehors d’intrigues amoureuses. Lorsque Simone de Beauvoir consacre une centaine de pages du Deuxième Sexe à critiquer Claudel, Montherlant, Breton et D.H. Lawrence avant de clamer son amour pour Stendhal, on ne peut pas dire que son projet est d’en finir avec la littérature.
Déconstruire est pour moi un travail conservateur au sens où l’entend Arendt (tous ceux qui critiquent le rapport du féminisme à la culture citent Arendt, donc moi aussi je cite Arendt, non mais!) : mais c’est un travail de conservation qui tient compte de la nouveauté que nous représentons en tant que nouvelle génération – déconstruire, c’est faire vivre la culture plutôt que d’en vénérer le cadavre.