Faut pas pousser Chénier dans les orties. Quand la scène médiatique s’empare de réflexions étudiantes.

N.B. : les articles et textes mentionnés, généralement entre guillemets, comportent un hyperlien à chaque occurrence de leur titre.

Strip de quatre cases de Peanuts : le chien Snoopy écrit sur une machine à écrire

Charles Schulz, Peanuts

Parler de littérature en tant qu’étudiante, prendre part à une initiative publique sur un texte littéraire en tant que doctorante, c’est certes prendre un certain nombre de risques personnels ou professionnels (comme celui de devoir abandonner le pseudonymat de son compte twitter), mais c’est aussi perdre beaucoup d’illusions. Illusions sur l’apparente égalité des interlocuteurs et interlocutrices dont on dit qu’elle est la condition du débat intellectuel, illusions sur l’honnêteté intellectuelle des prises de parole universitaires dans l’espace médiatique. Bref, en lisant cela, vous aurez certainement la conviction que j’avais besoin d’être déniaisée de façon urgente, mais l’expérience de cette controverse Chénier a été un peu trop brutale pour que je ne revienne pas dessus.

Je m’exprimerai donc très peu sur le fond des débats mentionnés : je me contenterai de proposer un parcours de leur circulation dans l’espace universitaire puis médiatique. J’essaierai aussi de garder le plus de précision possible, au risque de proposer une synthèse quelque peu (très) indigeste, afin de ne pas assimiler l’ensemble des textes publiés au reproche que je formule.

La controverse Chénier (voir le sommaire sur le carnet Malaises dans la lecture), toute éprouvante et frustrante qu’elle ait pu être pour ses protagonistes, a commencé sur de bonnes bases : tout le monde se lisait avant de se répondre, consultait d’éventuels textes annexes et parvenait à formuler des critiques fondées sur des choses réellement écrites. C’était le cas en particulier de la saynète n°73 d’Hélène Merlin-Kajman, je l’espère de notre réponse « Voir le viol », de son commentaire par Brice Tabeling dans « Voir ou ne pas voir le viol » et de la réponse d’Hélène Merlin-Kajman sous le titre « Encore Chénier — et au-delà ». Dans la mesure où nous semblons tout de même très mal comprendre et accepter nos positions respectives, autant souligner qu’au moins les critiques formulées à l’encontre de nos positions étaient précises et s’appuyaient bien sur ce que nous avions publié.

Les choses se compliquent avec la publication sur le site de Transitions le 6 juillet du texte de Marc Hersant « Chénier, Eschyle, Ronsard, etc. : les classiques en procès ». Le préambule permet de comprendre la relative bizarrerie du texte : texte retravaillé à partir d’une intervention prononcée en juin 2018, il intègre pourtant des événements et des textes ultérieurs : l’article « Encore Chénier — et au-delà » d’Hélène Merlin-Kajman, mais surtout une référence à la deuxième représentation annulée des Suppliantes d’Eschyle fin mars 2019 en raison d’un blocage initié par la Ligue de défense noire africaine, à l’issue de plus d’une année de dialogue entre des associations antiracistes noires (notamment le CRAN) qui avaient échoué à trouver un compromis relatif aux costumes choisis par Philippe Brunet depuis la représentation de l’année précédente. En raison de cet élargissement d’un texte initialement prononcé dans le cadre du séminaire de Transitions et de ces télescopages chronologiques, on peut donc comprendre que ni le texte « Voir le viol », qui explicite et clarifie les positions de six signataires de la lettre ouverte au jury d’agrégation et les raisons pour lesquelles nous lisons dans ce poème de Chénier un viol, en réponse à la saynète d’Hélène Merlin-Kajman, ni le texte de Brice Tabeling « Voir ou ne pas voir le viol », publié en juin 2018, ne soient mentionnés par Marc Hersant. Le texte de Marc Hersant fait une lecture assez précise de lettre initiale des agrégatifs·ves que je pourrais de mon côté contextualiser davantage, mais qui reste à mon sens honnête et fondée sur ce que nous avions écrit (et si c’était mal écrit, après tout, c’est de notre responsabilité).

Pourtant d’autres affirmations dans ce texte sont beaucoup moins étayées. Le texte actualisé de Marc Hersant tente en effet de dessiner un destin commun de trois auteurs — Chénier, Eschyle et Ronsard — vis-à-vis de leur réception contemporaine, et si le cas du premier est exploré de façon précise, Eschyle comme Ronsard font l’objet d’un traitement beaucoup plus superficiel.

Marc Hersant affirme ainsi qu’« une représentation des Suppliantes d’Eschyle vient d’être empêchée à la Sorbonne au prétexte que la tragédie du grand poète grec serait « raciste » et que les choix de mise en scène accentueraient cette dimension », sans référence aux affirmations qui soutiendraient ce prétexte. Or de la part des militant·es qui ont pris ouvertement position dans ce débat pour critiquer la représentation (en particulier le CRAN et son président Louis-Georges Tin) et que j’ai lu·es de façon assez extensive, je n’ai jamais trouvé d’affirmation relative au racisme de la pièce d’Eschyle, mais uniquement des critiques d’un choix de mise en scène de Philippe Brunet.

Quant à Ronsard, son cas est présenté en une ligne au début du texte « Chénier, Eschyle, Ronsard, etc. : les classiques en procès » – « Un poème des Amours de Ronsard est dénoncé comme incitation au viol » – sans note, et évoqué à nouveau en conclusion, toujours sans note :

« si l’on peut juger médiocre le poème de Chénier, on peut juger beaucoup plus accompli le poème de Ronsard qui a été présenté comme une incitation au viol : sa beauté ne l’a pas protégé d’une comparable mise en accusation (des professeurs du secondaire déclarent même sur la toile renoncer désormais à faire lire Ronsard à leurs élèves…) »

De quel poème parle-t-on ? Quel texte écrit qu’il s’agit d’une « incitation au viol » ? Qui sont ces professeurs du secondaire sur la toile qui renoncent à faire lire Ronsard et cela a-t-il un rapport avec la critique du poème en question ?

Un poème de Ronsard est bien mentionné dans plusieurs textes de la controverse : tout d’abord, la lettre des agrégatifs·ves mentionne le sonnet 20 des Amours commenté dans le rapport de jury d’agrégation 2016 sans que le mot « viol » soit employé. Ce sonnet est également évoqué dans le texte « Encore Chénier » d’Hélène Merlin-Kajman et auparavant dans son texte « Enseigner avec civilité ? Trigger warning et problème de partage de la littérature ». Ce texte cite un billet de ce blog dont le point de départ est ce sonnet des Amours (voir « Petit guide pour violer mais pas trop violemment »), billet dont je suis donc l’autrice, et sur lequel j’étais déjà revenue en prenant connaissance de ce texte (voir « Ronsard 2018 »). Le propos de ce billet est synthétisé de la façon suivante : « Pour ce blog tenu par ces jeunes chercheuses féministes, ce texte de Ronsard fait l’éloge du viol ». Or une telle affirmation (« le [sonnet] de Ronsard fait l’éloge du viol ») n’est jamais avancée dans le billet cité, contrairement à une autre affirmation, également contestée par Hélène Merlin-Kajman : ce sonnet parle de viol (et j’ajouterais, parle de viol sur un mode érotique). D’après les discussions que j’ai pu avoir avec des membres de Transitions, il semble que ce billet sur Ronsard ait été régulièrement discuté au sein du séminaire, et fréquemment avec l’idée que de jeunes féministes estimeraient que ce sonnet fait l’éloge ou l’apologie du viol, ce qui expliquerait que l’on retrouve une affirmation proche dans le texte de Marc Hersant, qui affirme comme une évidence qu’un « poème de Ronsard […] a été présenté comme une incitation au viol » (il est toujours possible que quelqu’un ait fait cela, mais ce n’est pas moi).

Ces quelques imprécisions dans les textes publiés par Transitions ont pris des proportions bien plus inquiétantes lorsque la controverse sur le poème de Chénier a gagné l’espace médiatique. Le débat était jusque-là polarisé mais principalement structuré autour d’un désaccord simple : nous lisions un viol dans un poème, nos interlocuteurs et interlocutrices n’en lisaient pas (ou pas forcément, ou estimaient que la question n’était pas pertinente).

Le déplacement de la controverse vers l’espace médiatique est intervenu après que trois signataires de la lettre initiale (dont moi) ont pris la décision de réagir publiquement sur Twitter à certains passages du texte de Marc Hersant pour dénoncer la définition implicite du viol (et de ce qui n’est pas un viol) qui y était défendue et actualisée, en particulier dans le passage suivant :

« non seulement il me paraîtrait douteux de parler de viol à propos de « L’Oaristys », mais il me paraîtrait tout aussi discutable de parler de viol à propos d’une scène réelle similaire entre un jeune homme et une jeune femme qui se passerait de nos jours, même si les codes amoureux – puisqu’on ne peut pas nier leur existence – ne sont évidemment pas les mêmes »

Cette exacerbation du conflit a attiré l’attention de la presse généraliste et a fait basculer la controverse dans un espace plus large, charriant de plus en plus d’imprécisions voire d’inexactitudes volontaires. Synthétisant la controverse, un article de Marion Cocquet dans Le Point titre avec retenue « MeToo : faut-il reguillotiner André Chénier ? ».

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Titre et chapeau de l’article du Point

Peu importe probablement que l’une des signataires de la lettres des agrégatifs·ves, Jeanne R., ait explicitement écrit le contraire sur Twitter en critiquant le billet de Marc Hersant :

"Il ne s'agit pas de re-guillotiner Chénier, mais de considérer ce texte comme il est : un poème de la littérature française qui véhicule une certaine pensée des relations hétérosexuelles, qu'il faut pouvoir analyser selon les rapports de genre."Le débat opposerait désormais des personnes souhaitant (métaphoriquement) guillotiner Chénier (c’est-à-dire des personnes qui a minima critiquent Chénier lui-même) et les autres. L’article, relativement équilibré et précis (ce ne sera pas toujours le cas), reprend pourtant à son compte l’existence d’une « dénonciation d’une incitation au viol dans un sonnet de Ronsard », tout en citant par ailleurs correctement mon billet (anticipant les déformations possibles de la controverses, je m’étais longuement entretenue par téléphone avec Marion Cocquet pour rendre compte de nos positions avec le plus de précision possible). L’article se conclut sur une note quelque peu dramatique : « la tête de Chénier aura roulé pour la seconde fois ».

Quoique l’article reste mesuré, les commentaires des lecteurs du Point donnent un petit aperçu de ce que certaines personnes en retiennent d’emblée : « je ne supporte plus ces mouvements féministes ridicules (je suis vraiment TRÈS polie), qui confondent littérature et réalité », « « Big Brother » s’attaque aussi à la poésie. », « Quand va t’on faire un autodafé de toutes ces œuvres suspectes ? Ou comment détruire une civilisation millénaire au nom d’une recherche systématique de la dénonciation vertueuse », « Tout fanatisme est une horreur », « Que pourrai-je lire bientôt… Je pensais avoir le droit de tout lire… », « La dictature de la pensée imposée par les mouvements féministes ne sont rien d’autre que des autodafés d’un nouveau genre. […] Pourquoi vouloir bannir et interdire tout texte non conforme à la doctrine féministe ? », « Comment l’idéologie des droits d l’homme mène à la dictature de la pensée… C’est-à-dire à une dictature où les barbelés sont dans la tête. Plus besoin de murs et de miradors », « ils vont faire quoi bientôt ? Brûler les livre ? », « Pourrons-nous encore lire les Métamorphoses d’Ovide ? Zeus se jette sur toute femme à son goût. Il veut et prend, … Il n’est pas politiquement correct ! », « Ces féministes bornées et sectaires sont dangereuses. Demain plus de mannequinat et de mode tant qu’on y est, un uniforme à la Mao pour toutes avec la coupe au bol, ou mieux le hijab et le burkini… », « A ce jeu on peut jeter un nombre incalculable d’œuvres qui ne correspondent pas à nos « interdits » du moment ! Nous voilà revenus à la censure, non plus religieuse, mais « bien-pensante » ! ». Ce florilège donne un aperçu des éléments de langage et de la réception que peut rencontrer la simple caractérisation thématique d’un poème.

L’article du Point du 26 juillet 2019 sera le point de départ du glissement de la controverse dans l’espace médiatique, dont différent·es acteurs et actrices ne vont pas tarder à se saisir.

Du côté de la presse d’extrême-droite, le relais et la déformation du débat n’est pas vraiment une surprise : le 30 juillet 2019, un professeur de Lettres titre pour le blog d’extrême-droite Boulevard Voltaire « Université : le terrorisme intellectuel frappe de nouveau », synthétisant la position des agrégatifs·ves à la critique de « l’apologie du viol » que ferait le poème selon elleux.

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Titre du billet de Boulevard Voltaire

Toute la rhétorique d’extrême-droite est bien sûr présente, évoquant le « cancer de la « correction politique », qui sème ses métastases dans tous les secteurs de la société », « l’uniforme de la maréchaussée de la pensée », « une bande de terroristes intellectuels qui voudraient reconduire ici les dérives de l’Université américaine » suivi d’un rappel de l’emprisonnement et de l’exécution de Chénier en conclusion.

Mêmes caricatures dans Politique magazine le 7 septembre 2019 : « Car la Révolution, c’est mort, massacres et compagnie, comme avec ce malheureux André Chénier, que les féministes veulent bannir aujourd’hui, pour un mauvais poème de ses dix-huit ans. Elles tiennent à tout prix à ce que ce soit un viol, la description d’un viol, la justification d’un viol ! ». La revue Éléments affirme dans l’éditorial du n°180 : « Tout récemment, le poète André Chénier a été dénoncé comme ayant fait l’ « apologie du viol » (heureusement, on l’a guillotiné). » Les guillemets suggèrent que l’expression « apologie du viol » est une citation directe de celles ou ceux qui sont intervenu·es pour défendre la position « le poème raconte un viol », ce qui est évidemment parfaitement inexact. Ni l’outrance ni les éléments de langage de cette presse d’extrême-droite ne sont surprenants et il va de soi qu’une telle controverse, sitôt qu’elle est audible au-delà de la sphère universitaire, est du pain béni pour s’insurger contre le politiquement correct, la Novlangue et bien entendu le féminisme.

Toutefois, moins attendues étaient les prises de positions dans une presse généraliste nationale dont l’audience est bien supérieure, à l’intérieur d’un prisme politique beaucoup large (Marianne, Libération, Le Figaro Vox) et de la part d’universitaires ou d’intellectuel·les : Isabelle Barbéris, maître de conférences en arts de la scène à Paris-Diderot consacre une longue tribune au poème de Chénier dans Marianne le 13 août 2019, Carole Talon-Hugon, professeure de philosophie à Nice-Sophia Antipolis « décrypte » l’affaire Chénier pour Le Figaro Vox le 2 septembre 2019 et Sabine Prokhoris, philosophe et psychanalyste, chroniqueuse pour Libération, choisit le sonnet 20 de Ronsard et le commentaire que j’en ai proposé comme sujet de sa « chronique philosophique » du 12 septembre 2019.

La controverse Chénier est désormais un sujet d’actualité sur lequel il ne semble pas vraiment nécessaire de s’informer en profondeur avant d’en proposer un éclairage pour un journal national, encore moins de lire d’autres textes que la lettre initiale des agrégatifs·ves du côté de la position « ce poème raconte un viol » (notamment les textes « Voir le viol » et « Marche à l’ombre »). Les titres ne prennent plus de pincettes : « Polémique contre un poème du dix-huitième siècle : quand les féministes cherchent à imposer un ordre autoritaire » pour Marianne et « Une nouvelle prohibition étend son contrôle sur l’art » dans Le Figaro Vox.

De quoi est-il question ? D’un « procès, intenté par un groupe d’étudiants agrégatifs et de professeurs titulaires, contre un poème mineur d’André Chénier » (nous n’avons pourtant rien contre ce poème), de « féministes agrégatives cherchent à faire reconnaître qu’un poème insignifiant d’André Chénier participe à la culture du viol » (ce n’était pas réellement l’objet de la lettre et ce point ne fait pas consensus parmi nous) et de signataires qui voudraient « que L’Oaristys dev[ienne] aux yeux de tous un « éloge du viol » » (encore des propos faussement cités que nous n’avons jamais tenus) pour Marianne, d’un poème qui aurait « suscité l’indignation d’étudiants qui y voyaient une scène de viol » pour Le Figaro Vox (personnellement ce poème ne m’indigne pas) et in fine de quelque chose qu’il est parfaitement légitime d’assimiler à la censure et d’une charge contre la liberté académique (rappelons donc que la lettre des agrégatifs·ves réagissait à une injonction faite en cours d’agrégation à Lyon à ne pas utiliser le terme « viol » devant le jury).

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Titre de l’article dans Marianne

Le texte d’Isabelle Barbéris est parsemé de guillemets encadrant des propos que l’on supposerait empruntés aux textes de celles et ceux affirmant que le poème de Chénier raconte un viol, si ces mots n’étaient pas en fait ceux utilisés par Marc Hersant dans son propre texte (poème faisant l’« éloge du viol », intention « inconsciente » de Chénier). La tribune se présente in fine comme une paraphrase de certains arguments du texte de Marc Hersant, dans une version nettement plus outrancière et beaucoup moins informée.

Dans les deux cas, il s’agit pour l’autrice de construire un homme de paille pour s’attaquer à un ennemi plus large, dont la dénonciation est déjà bien préparée par tout un ensemble d’éléments de langage et d’exemples qui n’ont pas grand-chose à voir avec la controverse dont il est question. Tout en déplorant « une immense paresse à l’égard du travail d’interprétation », Isabelle Barbéris ne prend pas la peine de citer correctement la lettre ni d’en exposer précisément le propos (en affirmant qu’il s’agit pour nous de prêter une intention inconsciente à Chénier, elle se méprend sur son contenu) avant de comparer très modestement l’entreprise des signataires à celle du nazisme :

« Il s’agit d’apposer un signe « égal » dans toute chaine signifiante, afin de le substituer à l’analyse – bref au travail de l’agrégatif ! Par concaténations successives, le nazisme a ainsi abouti à l’équation ultime, générique : Juif = Mal. »

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Titre et chapeau de la tribune du Figaro Vox

De la même façon, l’analyse de Carole Talon-Hugon, qui certes prend la peine de citer la lettre mais pas ses développements ultérieurs qui auraient certainement éclairé la démarche interprétative en question, reproche aux agrégatifs·ves – sur la base de la proposition « ce poème raconte un viol » – d’ignorer le travail de la forme, de nier la dimension esthétique des textes et de n’avoir pas lu Derrida qui aurait apporté de précieuses nuances (nuances dont elle n’a donc pas pris connaissance puisqu’elle ne cite pas le texte « Voir le viol » qui commente précisément le poème de Chénier). Il devient alors aisé de glisser vers une dénonciation générale de la censure pesant sur l’art à l’aide d’une succession d’exemples, et d’assurer ainsi la promotion du livre récemment publié par l’autrice cité et doté d’un hyperlien au début de la tribune, L’art sous contrôle – Nouvel agenda sociétal et censures militantes, qui la dispense semble-t-il de lire intégralement les propositions interprétatives qu’elle dénonce, ou même de les référencer à l’aide d’un appareil de notes ou d’hyperlien (« Voir le viol » n’était après tout en ligne que depuis 17 mois, et la longue analyse de François-Ronan Dubois « Marche à l’ombre. Retour sur l’affaire Chénier » depuis un bon mois). Face à l’opportunité éditoriale, les éditions PUF se sont empressées de relayer sur les réseaux sociaux la tribune de l’autrice dans Le Figaro Vox – après tout la polémique fait vendre.

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Titre et chapeau de la chronique dans Libération

La chronique de Sabine Prokhoris dans Libération (traditionnellement considéré comme un journal progressiste, quoi qu’on en pense), très courte, choisit pour objet le commentaire très libre du sonnet 20 des Amours de Ronsard que j’avais publié en 2016 alors que j’étais moi-même agrégative sur ce blog (un blog de réflexion personnelle et militante, qui n’a jamais prétendu faire le tour de la littérature). Deux extraits ouvrent la chronique : le sonnet, cité intégralement, et (sans aucun avertissement) un témoignage factuel de viol collectif de guerre avec actes de barbarie, rapporté à la première personne. La rhétorique de cette ouverture est qu’il est parfaitement indécent d’utiliser un même mot pour ces deux textes en raison de l’horreur des faits réels que rapporte référentiellement le deuxième. Chose surprenante, la façon dont j’ai qualifié ce poème (« fantaisie de viol ») dans un second billet est d’abord correctement citée avant d’être glosée en « apologie du viol » et de tronquer une phrase de mon billet qui en change radicalement le sens : j’écrivais en effet que « ne pas poser d’emblée le mot « viol » dans le cadre d’une étude de texte [pouvait] être extrêmement violent pour certain·es élèves ». Dans le texte de Sabine Prokhoris, voici comment ce passage est glosé :

« Commentant le poème, l’une de ces brillantes jeunes femmes concluait sa glose en expliquant que l’étude d’un tel texte « peut être extrêmement violente pour certain·e·s élèves », et les placer dans une « situation d’insécurité ». (Innombrables alors les œuvres menaçantes, passons-les donc à l’autoclave…) »

Ce n’est plus une certaine façon de transmettre le texte mais le texte lui-même qui serait menaçant, et de là, ma position serait qu’il ne faut plus faire lire ce texte, voire qu’il faudrait le censurer purement et simplement. La deuxième partie de cette tribune est un commentaire de l’esthétique de la métamorphose chez Ronsard, interprétation acceptée par à peu près tout le monde et moi la première, et d’ailleurs largement approfondi par des universitaires qui parlent sans hésitation de viol pour ce sonnet comme Alice Vintenon, autrice d’une thèse intitulée Les Métamorphoses du désir sur l’œuvre de Ronsard (chapitre 3, §67). L’incompatibilité n’en est donc pas une, mais la polémique permet de faire couler de l’encre en cas de panne d’inspiration.

Il ne manquait plus que la radio pour relayer ces approximations, et donner quelques minutes à l’antenne à Claude Askolovitch dans sa revue de presse  sur France Inter :

« Des candidates à l’agrégation de français se sont émues d’un poème de Ronsard qui célébrerait le viol. […] Sabine Prokhoris, philosophe et psychanalyste, renvoie les trissotines à leurs études dans une explication de texte, et oppose aux fantasmes militants pour qui tout s’enchaine un récit de viol, réel, d’une femme libérienne par des soldats, il a été publié par Le Monde en août dans le portrait d’une militante féministe de ce pays… Il faut le lire pour comprendre à quel point il est vain de mélanger les combats. L’atrocité de la vie rend immondes certaines fantaisies. »

Quelques mentions incidentes ça et là montent que désormais, peu importe le contenu réel de la lettre des agrégatifs·ves ou l’existence de textes qui approfondissent la position qui y est défendue, il n’y a aucun problème à évoquer comme une évidence « la pétition d’étudiants contre le poème d’André Chénier « L’Oarystis » intégré au corpus de l’agrégation de lettres et accusé de banaliser la culture du viol » (Jean-Baptiste Amadieu, « Nouvelles censures », recension de L’art sous contrôle, 13 septembre 2019), ces « agrégatives de littérature [s’insurge[ant] contre l’inscription au programme de telles (prétendues) incitations à la violence sexuelle » (Sabine Prokhoris, « Dévots de l’identité et authentique en toc », note de lecture sur La Dictature des identités de Laurent Dubreuil, 28 septembre 2019), « récemment ce pauvre Chénier présenté comme un apologiste du viol » (Claude Habib, « La liberté est en négoce avec la loi », Croire / La Croix), ou encore « ce pauvre poème d’André Chénier accusé cet été de transmettre une « culture du viol » et soumis aux invectives d’un comité d’agrégatifs prêts à le guillotiner une seconde fois » (Teresa Cremisi, « Comme il vous plaira », Le Journal du Dimanche, 11 octobre 2019). Même un article universitaire très sérieux comme celui de Claire Badiou-Monferran en stylistique suggère que Ronsard et Chénier auraient fait l’objet de « trigger warnings » parce qu’on les aurait commentés en disant qu’ils parlaient de viol, sans renvoi aux références directes de ces commentaires (qui ne se confondent pas avec la pratique du trigger warning : il n’en était pas question dans la lettre sur Chénier, et il n’en était question qu’en ouverture dans mon propre billet sur Ronsard).

La médiatisation de la lettre des agrégatifs·ves et de la controverse aurait pu être l’occasion d’une discussion large et ambitieuse sur notre rapport à la lecture, sur la définition des violences sexuelles, sur les pratiques enseignantes, sur les corpus enseignés dans le secondaire et les difficultés qu’ils soulèvent, sur la réception vivante des œuvres, sur la complexité de notre imaginaire, de notre culture et de notre littérature érotique, sur la tension entre plaisir et déplaisir au contact des textes littéraires. Au lieu de cela, l’espace médiatique nous aura renvoyé un peu de bruit et beaucoup d’à-peu-près.

Ce scénario était-il pour autant imprévisible ? Le fait même que nous soyons parvenu·es à faire exister ce débat dans quelques espaces universitaires n’est pas sans rapport avec des conditions très favorables de notre côté comme le soutien d’une association féministe structurée qui avait déjà porté cette réflexion auprès de plusieurs promotions de l’ENS de Lyon, le statut de normalien·nes d’une grande partie des signataires qui constituent des classes nombreuses avec un fort esprit de corps, le relais de notre question par des enseignant·es siégeant au jury de l’agrégation, le soutien de plusieurs enseignant·es-chercheurs·ses titulaires, la part importante de doctorant·es resté·es dans les circuits du débat universitaires à l’issue de la rédaction de la lettre, les réseaux professionnels et amicaux très privilégiés dans lesquels l’initiative s’est diffusée. Nous pouvons exister avec plus de facilité et être davantage pris·es au sérieux que beaucoup de militant·es, et je pense en particulier aux militant·es noir·es antiracistes qui subissent un harcèlement sans comparaison à chaque prise de position dans le domaine culturel. Pour autant, nous n’avons pas accès aux tribunes de la presse généraliste – tout au plus pouvons-nous espérer que notre parole sera correctement filtrée par des journalistes. Nous sommes étudiant·es et doctorant·es, nous énonçons explicitement un désaccord avec certain·es de nos enseignant·es : ce n’est pas notre parole qui sera entendue la première. De surcroît, nous n’avons pas d’avenir professionnel assuré et nous n’avons pas intérêt à parler autrement que collectivement, afin de ne pas trop nous exposer individuellement.

Grâce aux journaux en ligne, aux blogs, aux carnets de recherche, les étudiant·es peuvent parler et participer aux débats relatifs à leurs disciplines. Mais leur parole intéresse plus pour l’encre que l’on peut faire couler en brandissant l’épouvantail d’une jeunesse qui porte tous les symptômes des pires maux de notre époque (censure, autoritarisme, …) que pour la force de questionnement qu’elle pourrait représenter.

La réception du débat sur les trigger warnings — en particulier en France — en est symptomatique : quelques articles de journaux étudiants prennent position sur un sujet éducatif et politique, voilà une bonne occasion pour des universitaires, des journalistes ou des éditorialistes plus âgé·es de dire ce qu’ils et elles en pensent, quitte à faire dire aux étudiant·es ce qu’ils ou elles n’ont jamais dit : qui prendra la peine de vérifier ? Qui demandera un droit de réponse ? L’homme de paille circule d’un journal à un autre, un magazine cite un journal sans la source initiale, et le tour est joué : « Des étudiants de Columbia University se plaignent de la présence d’Ovide dans leur programme » (Jean-Baptiste Amadieu, « Nouvelles censures », recension de L’art sous contrôle, 13 septembre 2019), « Des articles sont écrits dans les journaux estudiantins américains pour demander que l’on n’enseigne plus Ovide ou Fitzgerald à des personnes ayant été victimes de viol ou ayant fait des tentatives de suicide » (Laurent Dubreuil, « Eschyle à la Sorbonne… », entretien dans Le Figaro Vox, 28 mars 2019), « Il s’agit [pour le collectif de Columbia] d’empêcher la lecture des Métamorphoses d’Ovide […] ce livre – disent-ils – peut réveiller le traumatisme d’élèves ayant subi des violences sexuelles. » (Agnès Giard, « Trigger warnings, des « avertissements » sans danger ? », Libération, 2 avril 2019). Aucune de ces affirmations n’est vraie, bien évidemment, mais puisque tout le monde l’a dit avant, quelle importance ?

Ayant traversé la controverse Chénier, j’imagine sans peine la sidération de Philip Wythe, qui publie dans son journal étudiant The Daily Targum en 2014 « Trigger warnings needed in classroom », et de Kai Johnson, Tanika Lynch, Elizabeth Monroe et Tracey Wang, qui écrivent en 2015 également dans leur journal étudiant, le Columbia Daily Spectator, « Our identities matter in Code classrooms » devant les centaines d’articles de presse qui les ont cité·es sans les citer, ont déformé sans aucune vergogne leurs propos (pourtant intelligents et nuancés) ou leur ont attribué des intentions que leurs propositions cherchaient justement à contrecarrer, comme la censure de textes littéraires dont Wythe rappelait l’existence de facto dans l’enseignement secondaire pour les quelques grands classiques mentionnés.

Bref, y’a un moment, faut pas pousser Chénier dans les orties.

Anne GE
étudiante, doctorante, enseignante

Prédateurs, artefacts et magie : représenter les violences sexuelles en fantasy

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[Un grand merci à Anne pour avoir accepté d’héberger sur son blog ce texte qui prenait trop de place dans mon cerveau ! J’ai fait quelques chroniques de romans pour Planète Diversité, mais vous me trouverez surtout sur Twitter (@CarolineDuvezin), où je parle livres, dragons, loups-garous, jeux de rôle, romance et vie de chercheuse – promis, en général, c’est beaucoup plus léger]

TW/CW : Viol, date-rape, agression sexuelle, harcèlement sexuel, maltraitance psychologique, traumatisme, viol sur mineur (évoqué dans le passé d’un personnage secondaire), injonction au suicide, pensées suicidaires, dépression, suicide (personnage secondaire, passé), slut-shaming, victim-blaming internalisé, mort violente

Le 11 mai 2019, j’assistais à un excellent panel sur les méchantes reines de contes de fées lors du colloque « Reimagining the Gothic, Vol.5 : Returns, Revenge, Reckonings » à l’université de Sheffield, et la deuxième intervenante, Jo Ormond, a proposé une interprétation du traumatisme de Maléfique dans le film de 2014 qui m’a interpellée. Mme Ormond a ainsi fait remarquer que même si Stephan coupant les ailes de Maléfique dans son sommeil est souvent décrit comme un viol symbolique, il est plus juste de parler de mutilation ou « grevious bodily harm » (terme juridique traduit comme « lésion corporelle grave »), parce que justement, sur un plan symbolique, l’image d’une victime de viol comme quelqu’un qui s’est fait couper les ailes, quelqu’un qui est irrémédiablement diminuée physiquement et socialement (ses ailes participant de son statut de protectrice du peuple des fées) par l’acte, pouvait être problématique. Clairement, il y a un grave abus de confiance et un crime horrible, mais il n’est pas sexuel. Pour moi, la symbolique du viol allait de soi, mais est-ce que je l’avais induit du jeu très marquant d’Angelina Jolie dans la scène où Maléfique se réveille, ou est-ce que je l’avais lu dans un article, une chronique ? Impossible de me souvenir.

Quoi qu’il en soit, ce nouvel éclairage m’a fait repenser à la représentation des violences sexuelles dans les œuvres de fantasy, à la façon dont la transformation des biologies et des sociologies, des lois physiques et des lois morales par l’existence du surnaturel interagit avec la culture du viol. Je vais aborder cette question en examinant successivement des exemples tirés de trois romans anglophones contemporains : Magic Slays (2011) de Ilona Andrews, Iron Kissed (2008) de Patricia Briggs, et Tooth and Claw (2003) de Jo Walton. Les deux premiers font partie de séries de fantasy urbaine nommées d’après leurs héroïnes respectives, Kate Daniels (10 tomes, 2007-2018) et Mercy Thompson (11 tomes, 2006-?), le troisième est généralement décrit comme Orgueil et Préjugés avec des dragons – c’est-à-dire avec des dragons à la place des humains. Si vous ne les avez pas lus, aucun problème, j’essaye d’expliquer tous les éléments de worldbuilding et d’intrigue pertinents, en divulgâchant allégrement.

Une des choses qui me fascine dans les littératures de l’imaginaire, autant comme lectrice que comme chercheuse, c’est la façon dont le surnaturel et la magie changent la donne, déforment et interrogent les structures existantes. Dans le régime du merveilleux[1] auquel appartient la fantasy de Tolkien, de Martin, de Gaiman et de Rowling, le surnaturel est régi par des règles strictes, par des conditions et des conséquences. Dans un conte de fées, elles s’expriment de façon apparemment arbitraire : tu iras danser au bal avec des souliers de verre, mais seulement jusqu’à minuit, après quoi ton carrosse redeviendra une citrouille… La fantasy les formalise souvent dans un système de magie explicite qui aide les personnages et læ lecteur·rice à se repérer, les écoles comme Poudlard étant la façon la plus simple de nous les faire apprendre. La fantasy, genre de la merveille et l’émerveillement, n’en est pas moins une littérature cérébrale, spéculative, qui construit des châteaux et des univers sur des « et si ? ». Parfois « et si les personnages d’Austen étaient des dragons ? », parfois simplement « et si on prenait une ville américaine normale du XXIe siècle mais qu’on rajoutait des loups-garous et des vampires ? ». Et hop, voilà Twilight et la moitié de la fantasy urbaine.

Que se passe-t-il lorsqu’on transforme un monstre de folklore, un prédateur, en héros ? Entre la métamorphose comme viol symbolique[2] et la déresponsabilisation de créatures soumises à leurs instincts bestiaux, les vampires et les loups-garous amènent avec eux une montagne de topoi problématiques sur genre et pouvoir, désir comme danger, danger comme désir – topoi que la fantasy urbaine peut faire apparaître naturels en les ancrant dans le surnaturel, mais aussi remettre en question. Kate Daniels (comme Mercy Thompson) nous offre le point de vue d’une héroïne extérieure par nature à la société des loups-garous, mais néanmoins amenée à en déchiffrer les codes, et à les bousculer.

1) Harcèlement et culture du viol dans Kate Daniels d’Ilona Andrews

La série se déroule dans une version de la ville d’Atlanta où la magie a soudainement repris ses droits sur la technologie il y a une trentaine d’années, faisant du même coup sortir toutes les créatures surnaturelles possibles et imaginables de leurs cachettes, et tou·te·s (créatures, humains, magie, équipements urbains) cohabitent tant bien que mal. Kate Daniels, notre héroïne, a pour but dans la vie de tuer le quasi-dieu qui est son père (la famille c’est compliqué), elle a des pouvoirs magiques puissants mais imprévisibles, un talent redoutable pour tuer ses ennemis à l’arme blanche et à mains nues, l’esprit vif et un sale caractère. Mercenaire et détective, elle croise la route de Curran, « Beast Lord », c’est-à-dire le chef de la Meute (« the Pack ») qui rassemble les garous : loups, certes, mais aussi ours, tigres, hyènes, mangoustes, rats, bisons (si si), blaireaux (sans rire), et lion pour Sa Majesté des Bêtes. Les relations amoureuses, c’est compliqué, mais entre deux engueulades et trois apocalypses, ils finissent ensemble. L’ensemble des garous est organisé en clans (qui ont chacun leur couple alpha) selon les espèces, et régi par un système de lois complexe qui inclut celle du plus fort mais aussi du plus malin.

Dans le tome 5, Magic Slays, Kate se retrouve à devoir juger seule une séance de doléances. Le dernier cas implique le loup-garou Kenneth qui, pour faire la cour à une collègue louve-garoue, Sandra, s’est introduit chez elle lorsqu’elle dormait. Le découvrant nu dans sa chambre à coucher, elle lui a tiré trois balles dans le torse, réaction qu’il juge excessive et pour laquelle il demande des dommages et intérêts. Læ lecteur·rice sait que chaque clan a des codes différents pour faire la cour à un·e potentiel·le partenaire, mais que cuisiner est une technique courante, tout comme s’introduire chez læ dit·e potentiel·le partenaire et marquer son passage en bougeant les meubles ou en jouant une farce (surtout chez les hyènes-garous). La justification est animale : montrer qu’on peut ramener de la nourriture et/ou marquer son territoire. Encore faut-il que læ partenaire potentiel·le ait indiqué son intérêt au préalable, et c’est là qu’on arrive en eaux troubles.

Les fictions impliquant des loups-garous tendent à justifier beaucoup de comportements ressemblant à du harcèlement avec les instincts de la partie animale : instinct de domination, de protection, instinct territorial, instinct reproducteur mais aussi certitude d’avoir trouvé son/sa partenaire de vie (« mate »). Basé sur les espèces animales qui se lient pour la vie (comme les loups ou les cygnes), le modèle social est excessivement hétéronormé (Andrews n’a que trois personnages garous homosexuels, deux d’entre eux étant le couple alpha de rats-garous) et en tout cas toujours monogame et fidèle. La question du consentement (sexuel, mais aussi simplement émotionnel) se subordonne à l’idéal de l’âme sœur, avec des cas limites particulièrement malaisants dans Twilight, où plus d’un loup-garou immortel se retrouve lié à un bébé mortel. Kate, comme Mercy, présente le point de vue d’une héroïne extérieure à ce système et qui lui résiste longtemps, mais qui finit néanmoins par être intégrée dans la meute en tant que femelle alpha. Pour autant, les nombreux malentendus et conflits qui séparent la première rencontre de la formalisation de l’union (tome 4 pour les deux séries) servent à révéler, et dans une certaine mesure, déconstruire des codes que les loups-garous voient comme instinctifs. Ici Kate, furieuse mais glaciale, explique à Kenneth pourquoi un simple compliment sur sa tenue n’était pas une invitation de la part de Sandra à s’introduire chez elle, et à quel point elle s’est sentie en danger en se réveillant. Indigné de se voir considéré comme un violeur potentiel, il lui soutient qu’elle ne comprend rien aux coutumes de garous, et que d’ailleurs Curran s’était également introduit chez elle alors que Kate ne semblait pas intéressée par lui. Kate se voit ainsi contrainte de faire la liste de toutes les façons dont elle avait indiqué son intérêt pour Curran avant l’incident en question, y compris pelotage dans un jacuzzi et proposition de lui servir à dîner dans le plus simple appareil.

Le récit étant à la première personne, læ lecteur·rice est témoin de l’attirance sexuelle et émotionnelle de Kate dès le début du tome 1, mais aussi de sa réticence (pour des raisons de famille et aussi de fin du monde). Kate arrive à mettre la peur de sa vie à Kenneth, estimant que ses actions s’apparentent à une agression sexuelle, rappelant que le viol est puni de mort dans la Meute, et indiquant qu’à la place de Sandra, elle-même l’aurait tué. Mais le problème semble autant évacué que résolu : si « l’innocence » de Sandra n’avait pas été établie, cela aurait-il pour autant justifié les actions de Kenneth ? L’article du code de la meute que Kate fait lire n’éclaircit absolument pas la question de la violation de domicile privé dans le cadre d’une parade nuptiale : « Article Five, Section One states that no member of the Pack may threaten or assault another member with the intention of forcing sexual congress » (Andrews 149). C’est l’autorité de l’alpha qui s’impose, et bien que le monologue enragé de Kate soit très satisfaisant à lire, le silence de Sandra me met mal à l’aise : au début Kate lui intime l’ordre de se taire, et lorsqu’elle lui donne enfin la parole elle n’a rien à ajouter avant le jugement. La déconstruction de la culture du viol et la construction d’une solidarité féminine restent finalement dans l’ombre du triomphe du roi (ou de la reine) légitime, vieux topos de fantasy aussi poétique que problématique. Nous reviendrons sur ce point.

Cet exemple précis m’intéresse autant qu’il me gêne, mais la série principale et les novellas intercalées nous donne accès à différents points de vue de futures femelles alphas confrontées à des parades nuptiales agressives (Andrea et Raphael dans Magic Mourns et Gunmetal Magic) ou au contraire si subtiles qu’elles en deviennent illisibles (Dali et Jim dans Magic Dreams et Magic Steals). Kate, Andrea et Dali savent très bien défendre leur territoire et leur indépendance, et je n’hésite pas à qualifier ces romans de féministes. Le deuxième exemple que je veux aborder est dans une veine similaire – mais attention, la majorité des Trigger Warnings indiqués en haut du billet s’y rapportent. Pour celleux qui s’en sentent la force, passons maintenant à :

2) Viol, magie et traumatisme dans Mercy Thompson de Patricia Briggs

Mercedes ‘Mercy’ Thompson n’est pas loup-garou, même si elle a été élevée dans une meute : découvrant un jour un bébé coyote à la place de son bébé humain dans le berceau, sa mère adolescente s’est trouvée un peu dépassée par les évènements, et a réussi à la placer sous la protection de Bran Cornick, le Marrok, l’alpha par excellence qui règne sur toutes les meutes de loups-garous américaines. Dans cette version du XXIe siècle, les fae ont révélé leur existence aux humains trente ans auparavant (décidément, c’est le nombre magique ?) ; les loups-garous sortent du placard surnaturel à la fin du tome 2, mais tout le monde est d’accord pour garder l’existence des vampires, fantômes, sorcières et autres démons sous silence. Mercy n’est pas fae non plus : elle est une enfant de Coyote, « trickster god » (dieu farceur, menteur) de la mythologie amérindienne, associé au changement et au libre arbitre. En tant que « walker » (descendante des dieux/esprits amérindiens), sa transformation en animal n’est ni douloureuse ni régie par le cycle lunaire, contrairement aux loups-garous. Dotée d’un sens de l’odorat surdéveloppé, notamment pour la magie qui ne fonctionne jamais normalement sur elle, elle peut aussi communiquer avec les fantômes. Cet amalgame de compétences l’amène régulièrement à résoudre des enquêtes dans les communautés surnaturelles, même si son vrai travail est garagiste.

Animée par l’esprit d’indépendance et de rébellion de son père, elle a toujours trouvé moyen de biaiser avec l’instinct de domination et de protection des loups-garous qu’elle côtoie, qu’ils soient pères/frères adoptifs, amis ou amants potentiels. Sa relation prudemment cordiale avec son voisin Adam Hauptman (alpha de la meute du Columbia Basin dans l’État de Washington) repose sur un mélange d’attirance et de respect, mais aussi d’exaspération mutuelle ; cet équilibre vole en éclats au début du tome 1 suite à… des choses, (je vais pas tout spoiler non plus) et d’ici le tome 3, Mercy se retrouve au centre de relations de pouvoir compliquées entre les fae, les vampires, les humains et les loups-garous. Sur un plan personnel, elle est au cœur d’un triangle amoureux entre Adam, dont elle vient d’apprendre qu’il l’a désignée comme sa partenaire (« mate ») il y a des années pour la protéger de sa meute, et Samuel, son premier amour de quand elle avait seize ans (et lui déjà plusieurs centaines, yuck). On lui fait comprendre qu’il faudrait quand même qu’elle se décide au lieu de jouer avec leurs sentiments, comme si la série de meurtres chez les fae, puis l’arrestation de son mentor et ami fae Zee pour le meurtre du meurtrier humain, O’Donnell (c’est compliqué) ne lui donnait pas déjà assez de soucis. Jamais une minute tranquille, dans cet univers.

Lorsqu’elle croise la route de Tim Milanovich lors d’un concert de folk où Samuel participe, il semble être un gentil geek (maladroit et pédant par moments, mais passionné et inoffensif). Elle reconnaît son odeur de la maison de O’Donnell et déduit qu’ils faisaient partie du même groupe anti-fae, « Citizens for a Bright Future ». Pour innocenter Zee, elle engage la conversation, jouant sur la jalousie évidente de Tim à l’égard de Samuel, mais prend sincèrement plaisir à débattre de matière arthurienne avec lui. Se sentant vaguement coupable de l’utiliser, elle accepte néanmoins lorsqu’il l’invite à participer à une réunion du groupe anti-fae. À l’issue de celle-ci, il lui propose de venir dîner chez lui. Elle refuse poliment, expliquant que comme elle vient de rompre avec Samuel (15 ans auparavant, mais certes), elle ne souhaite pas s’engager dans une nouvelle relation en ce moment (tout à fait honnête). Il affirme qu’il est dans la même situation, venant d’être largué par sa presque-fiancée, et que ce sera un dîner purement amical, puis finalise les détails et s’éloigne avant qu’elle ne puisse refuser. Lorsqu’elle l’appelle la veille du jour prévu pour annuler, trop consciente de la réaction potentielle d’Adam, Tim lui dit qu’il sait qu’elle enquête pour innocenter le meurtrier présumé d’O’Donnell, et qu’il peut peut-être l’aider à dresser une liste des artefacts fae que ce dernier avait volé chez ses victimes. L’un des artefacts, un bâton de berger aux pouvoirs indéterminés, semble s’être pris d’affection pour Mercy et ne cesse de réapparaître chez elle. Juste avant le dîner, Mercy hésite à appeler Adam pour lui dire ce qu’elle va faire (à force de se retrouver en danger de mort, elle sait que dire à quelqu’un où elle va est une bonne décision tactique), mais décide qu’il sera plus simple d’essuyer sa colère plus tard que de braver son interdiction maintenant. Et si elle le dit à n’importe quel autre loup-garou, ils vont cafter.

Au fur et à mesure du dîner, elle se rend compte qu’elle parle trop et réagit automatiquement lorsque Tim lui demande de manger ou boire un peu plus. Reconnaissant la présence d’une contrainte extérieure sur sa volonté (à force de côtoyer des alphas), elle identifie également le gobelet dont elle boit : « I set the old thing down on the table and wished the stupid book had included a picture of Orfino’s Bane—the goblet that the fairy had used to rob Roland’s knights of their ability to resist her will » (Briggs 242). Prenant exemple sur les fae, qui ne peuvent pas mentir mais sont des experts dans la manipulation de la vérité, Mercy teste les limites de l’objet magique, noyant les informations pertinentes dans un flot de choses vraies ou utilisant l’honnêteté comme une arme :

“Mercy, he said. What is the thing you least wanted me to know when you came here?”

I thought about that. I’d been so worried about hurting his feelings yesterday, and standing on his doorstep I’d been a little worried still. I leaned forward and said in a low voice: “I am not attracted to you at all. I don’t think you sexy or handsome. You look like an upscale geek without the intelligence to make it work for you.” (245-246)

Tim, furieux, lui broie le poignet et lui déboîte l’épaule, et la fait boire encore et encore jusqu’à ce que l’influence du gobelet se fasse sentir dans la narration à la première personne, où les ordres se retrouvent internalisés :

I fought it. I did. I fought his voice as hard as I’ve ever fought anything.

But it’s hard to fight your own heart, especially when he was so handsome […].

Tim turned to me and stared into my eyes. “You want me,” he said. “More than you wanted that ugly doctor you were dating.”

Of course I did. Desire made my body go languid and I arched my back a little. The pain in my arm was nothing to the desire I felt. (247-248)

La disparition du libre arbitre de Mercy se ressent dans les choix de vocabulaire (comme « my love », terme qu’elle n’emploie jamais) et la structure logique des phrases (« He hit me, so it must have been my fault that he was angry »), mais également dans la porosité entre narration et discours direct : plusieurs fois, Tim répond à des choses qu’elle exprime dans son monologue intérieur, lui faisant ainsi se rendre compte qu’elle les a dites à voix haute. Le brouillage des types de discours entérine le statut temporaire de Mercy comme narratrice non-fiable.

Son impuissance fait écho à celle du/de la lecteur·rice horrifié·e, qui est témoin de toutes les violations physiques et psychiques, mais note aussi le moment où Mercy appelle (inconsciemment ?) à l’aide. Pour récupérer le bâton de berger, Tim emmène Mercy à son garage et lui ordonne d’entrer le code de sécurité. Or, le tout nouveau système a été installé d’office par Adam, qui est PDG d’une compagnie de sécurité et ne cherche plus vraiment à endiguer sa paranoïa et son instinct de protection. Plus tôt dans le roman, il lui explique qu’elle doit entrer la date de naissance de sa fille Jesse (la fille d’Adam, pas de Mercy) pour désactiver l’alarme, et que si elle entre sa date de naissance à elle (Mercy) à la place, la porte s’ouvrira mais une alarme silencieuse sera envoyée à la police et au QG de la compagnie. Mercy entre sa propre date de naissance. À partir de là, læ lecteur·rice sait que les renforts sont en route, mais se demande s’iels arriveront à temps. Intimée de boire une fois de plus, Mercy perd connaissance (physiquement ou psychiquement, on ne sait pas) pendant une durée indéterminée, jusqu’au moment où, en plein viol, le bâton de berger apparaît sous ses doigts. Dans un état second, elle frappe Tim, et parvient à se dégager suffisamment pour attraper un pied-de-biche sur son atelier et lui défoncer le crâne. Il porte pourtant une cape magique censé le protéger de ses ennemis, mais comme Mercy comprend plus tard, elle n’était pas son ennemie à ce moment-là, puisqu’elle l’aimait. Moralité : la magie fae trouvera toujours moyen de trahir les voleurs humains.

Cependant, même après la mort de son violeur, elle reste soumise à l’effet résiduel du gobelet pendant plusieurs chapitres, forcée de suivre les ordres que Tim lui avait donnés [TW] :

“You’ll be so grateful to me and you’ll know that you’ll never feel anything like it again.” He dropped to his knees beside me. His beautiful skin was flushed an ugly red. “When I finish… when I leave—you won’t be able to stand it all alone, because you know that no one will ever love you after I’m done. No one. You’ll go to the river and swim until you can’t swim anymore.”

He unzipped his jeans, and I knew with bleak certainty that he was right. No one would love me after this. Adam would never love me after this. I might as well drown myself when I lost my love, just as my foster father had.

“Quit crying,” he said. “What do you have to cry about? You want this. Say it. You want me.”

“I want you,” I said.

“Not like that. Not like that.” (252-253)

Le père adoptif de Mercy était un loup-garou qui s’est suicidé par noyade après la mort de sa femme humaine : sans le savoir, Tim vient de toucher un traumatisme enfoui dans le passé de Mercy, éveillant des pensées suicidaires qui persistent par la suite. La sensation de souillure physique et psychique est aussi un symptôme courant chez les victimes de viol : même après avoir purgé complètement l’effet du gobelet, Mercy se retrouve à prendre des douches à répétition. Sa réaction face à l’arrivée des renforts croise également expression de traumatisme et effet surnaturel, lorsqu’elle affirme : « There was nowhere for a person to hide. So I wouldn’t be a person » (255). L’interprétation littérale (elle n’est pas une personne parce qu’elle prend sa forme de coyote) se superpose au symbolisme (perte de l’humanité, disparition du moi face aux horreurs subies et commises). La forme de coyote qu’elle conserve pendant les jours qui suivent la protège : si elle ne peut pas parler, personne ne peut la convaincre de raconter ce qui est arrivé (les images des caméras de surveillance rendant son témoignage superflu sur le plan légal, une fois que les effets du gobelet sont vérifiés par une fae).

Mais les caméras n’ont pas de son, et personne ne sait que Tim a ordonné à Mercy de se noyer. Adam, rongé par la culpabilité, ne lit que de la peur envers lui dans la prostration de Mercy, et c’est l’intervention d’un tiers qui les sauve tous les deux : Ben, un jeune loup-garou britannique qui a récemment rejoint la meute après avoir été suspecté d’une série de viols particulièrement violents. Cynique, misogyne et doté d’un vocabulaire ordurier, il est traité avec méfiance par Mercy mais a commencé à se racheter dans le tome précédent. Ben, on l’apprend ici, est une victime de viol, et alors qu’il tente d’expliquer à Adam ce que ressent Mercy, il donne enfin voix à toutes les choses qu’il ne pouvait pas dire lorsqu’il était enfant [TW] :

“Fine then.” Ben stopped pacing. “Fine. If you don’t fight, it’s not quite the same. If they make you help, make you cooperate, then it’s not clear to you anymore. Is it rape? You feel dirty, violated, and guilty. Most of all guilty because you should have fought. Especially if you’re Mercy and you fight everything.” (278)

L’emploi de la deuxième personne du singulier libère la parole. Par la suite, Ben re-raconte au discours direct toute l’histoire du point de vue de Mercy, à la troisième personne – pour guérir la narration à la première personne empoisonnée par Tim et l’effet du gobelet. Le mot « rape » est employé d’abord par la fae qui identifie le gobelet, puis par Ben, puis par Adam, répété encore et encore jusqu’à ce que Mercy soit suffisamment revenue à elle-même pour le dire : « “I think Tim Milanovich is dead. I killed him and Adam ripped him into pieces […]. I wonder if killing your rapist will ever become a recognized therapy practice. Worked for me” » (292).

Cela n’empêche pas Mercy de subir les effets du traumatisme pendant plusieurs tomes, notamment des crises de panique, mais la satisfaction qu’évoque la justice poétique et brutale des loups-garous (par opposition implicite à la réalité judiciaire) est indéniable. La cape magique portée par Tim (« the Druid’s Hide »), qui a comme effet d’empêcher les ennemis du porteur de le trouver ou de lui faire du mal, peut être lue comme l’expression magique de l’impunité dont jouissent la plupart des violeurs. Le lien entre le gobelet et les drogues du viol est tout aussi évidente : « an obscenely escalated form of Rohypnol with the nastier properties of datura » (Lennard 153).  L’ascendant physique de Tim est également dû à des bracelets magiques (« bracers of giant strength »), et enfin, il porte un anneau en argent qui l’aide à être convaincant (« it makes the tongue of the wearer sweeter than honey », Briggs 243). La révélation de cet objet, pourtant le moins puissant du lot, amène à relire les interactions entre Mercy et Tim sous un autre angle, faisant planer le doute sur la sympathie qu’il lui inspire et les deux fois où elle omet de décommander le dîner. Est-ce dû à la magie de l’anneau ou à la façon dont on apprend aux femmes à toujours être polies et à ne pas surtout pas vexer les hommes ? Le récit ne tranche pas.

Notons que même si les deux séries légitiment les décisions des couples alphas Kate/Curran et Mercy/Adam, elles nous montrent aussi d’autres autorités qui abusent de leur pouvoir : de façon subtile chez Andrews où Kate doit sans cesse déjouer les intrigues de la Meute, et horrifiante dans Alpha et Omega, une autre série de Briggs centrée sur Charles Cornick (le fils de Bran) et sa femme Anna. Anne est une louve oméga, c’est-à-dire qu’elle n’a ni instinct de domination, ni instinct de soumission. Rares et précieux·ses, les omégas sont toujours protégé·e·s, mais Anna fait partie d’une meute complètement pervertie par le couple alpha qui la coupe du monde, la terrorise et la soumet à des viols punitifs de la part de Justin, un loup-garou sadique à moitié fou. Anna a été métamorphosée contre son gré (crime passible de peine capitale) par Justin suite à un rendez-vous avec lui accepté par politesse ; on apprend plus tard qu’il voyait le potentiel d’une oméga en elle et l’a mordue exprès. Maltraitée sur tous les tableaux, entourée de mensonges et à moitié affamée, Anna trouve néanmoins le courage d’appeler à l’aide, d’où l’arrivée de Charles, que le Marrok envoie éliminer ceux qui ne respectent pas ses lois. Se reconstruire après autant de traumatismes est long et douloureux pour Anna, mais comme Mercy, elle est animée d’une force tranquille que rien ni personne ne peut étouffer.

C’est ce qui me touche le plus dans ces romans : cette idée que le pouvoir le plus puissant, c’est survivre et relever la tête ; cette foi inébranlable en la victoire de l’individu sur les forces du mal – hommes, monstres, et tous les entre-deux. La construction de familles et communautés joue aussi un rôle central, établissant un microcosme utopique en marge d’un système corrompu plus large. Sous l’impulsion de Mercy, la meute adopte de plus en plus d’individus traumatisé·e·s au fil de la série : loups-garous, vampires, humains (normaux et/ou maudits), fae, et, dans le tome 11 qui vient de sortir… un chaton. Une chance sur deux qu’il crache du feu dans le prochain bouquin, au point où on en est. La famille élargie de Kate et Curran est encore plus étrange. Néanmoins, pour prendre le contre-pied de cette tendance inclusive, je vous propose pour finir d’explorer un exemple d’altérité radicale, et la place problématique de l’empathie. Fini les boules de poils, passons aux reptiles.

3) Altérité radicale et honneur perdu dans Tooth and Claw de Jo Walton

[Cette section sur Walton, à quelques reformulations et remaniements près, est tirée de ma thèse de doctorat (p.63-68, voir référence dans la bibliographie). Le recyclage c’est bon pour la planète et la santé mentale des docteures en littérature.]

Walton explique en avant-propos de son roman que Tooth and Claw découle d’une expérience de pensée (« et si… ? ») construite autour d’une réinterprétation rigoureuse des clichés du roman sentimental :

It has to be admitted that a number of the core axioms of the Victorian novel are just wrong. People aren’t like that. Women, especially, aren’t like that. This novel is the result of wondering what a world would be like if they were, if the axioms of the sentimental Victorian novel were inescapable laws of biology.

L’intrigue centrale de Tooth and Claw, à savoir l’héritage contesté du patriarche Bon Agornin qui meurt dans le premier chapitre, est un enjeu narratif extrêmement banal dans les romans du XIXe siècle. Mais dans ce cas précis, ce n’est pas la répartition de l’or ou des terres qui pose problème ; c’est celle du corps du défunt. Le cannibalisme est une pratique courante, légale et presque spirituelle dans cet univers : en effet, si les dragons se nourrissent de bœufs et moutons pour vivre, seule la chair de dragon leur permet de gagner en taille et en force. Walton joue avec le principe d’une loi du plus fort comme norme culturelle : en réalité, la puissance d’un dragon va croissante avec son rang justement parce que les aristocrates ont plus d’occasions de manger de la chair de dragon et la perpétuation des élites sociales n’est donc « naturelle » qu’en apparence. Le système légal, malgré ses méthodes sauvages (le coupable est souvent exécuté sur-le-champ par les juges, qui consomment les yeux avant de livrer le cadavre au parti vainqueur), protège toujours les puissants. Le fils aîné Avan Agornin, rappelant à ses sœurs pourquoi il doit céder la gestion du desmesne de leur père à leur beau-frère plus âgé Daverak, s’exclame :

My dear maidens, have you not considered that in addition to being seventy feet long and fire-breathing, Father is, or rather was, nearly five hundred old? […]. If I set up as Dignified, all the neighbourhood Dignifieds and Illustriouses would eat away at our territory and eventually at us, sure as sunrise. (Walton 12)

Le zeugma sémantique final, qui relie des sens figurés et littéraux de « to eat away at something/someone » (appétit de conquête et cannibalisme), produit un effet de surprise comique propre à cette figure rhétorique. L’ellipse grammaticale qui fait ressortir le sens nécessite la participation du/de la lecteur·rice. Cellelui-ci relie mentalement les deux termes de l’attelage, mais l’écart cognitif persiste. Cette hésitation constante entre sens littéral et sens figuré ressort notamment à propos de la condition des dragonnes, que læ lecteur·rice découvre suite à la demande en mariage désastreuse entre Blessed Frelt (venu exprimer ses condoléances) et Selendra Agornin.

Jusque-là, une description rapide des personnages a permis d’induire que les vierges (« maidens ») sont de couleur dorée, alors que les mères sont rouges, et que la couleur des écailles ne revêt pas seulement une importance esthétique, mais le sens exact de la différence chromatique n’est pas encore clair. Lorsque Selendra reçoit à son corps défendant les avances de Frelt, il se permet des libertés indignes de son statut de pasteur, qui terrifient la jeune dragonne. Les pensées de Frelt, relayées en discours narrativisé, évoquent clairement l’état d’esprit d’un violeur : « He leaned closer still, leaning on her, well aware that she was a maiden dragon and could be awakened to love by such closeness. He had intended to use argument, but now that he felt her close, he was almost overpowered himself by the scent of her » (36). L’utilisation d’euphémismes (« awakened to love ») et de formes passives retournant la faute sur la victime (« overpowered by ») est tristement familière.

Selendra réussit néanmoins à lui faire reprendre ses esprits et læ lecteur·rice est amené·e à croire qu’il y a eu plus de peur que de mal : « Ravishing her was closer to Frelt’s thoughts than he would have wished to admit, but he also was calmer after the chase and stopped as he was bidden » (38). Au sous-chapitre suivant, la jeune dragonne tremblante rejoint ses frères et sœurs dans la salle à manger, rosissant et pâlissant successivement sous le coup de l’agitation. L’euphémisme auquel elle a recours (« I am a little shaken ») est glosé par une litote très ironique du narrateur : « Seldom has a maiden been less gratified by an unwelcome proposal » (40). Walton utilise ici la pudeur de la langue du XIXe siècle pour nous aiguiller sur de fausses pistes. La danse des questions et réponses hésitantes (« Did he… approach you ? » , « He has not hurt me ») évite soigneusement toute référence explicite à l’acte sexuel, s’enlisant dans des hyperonymes, et semble s’acheminer vers un retour au calme jusqu’au moment où un des frères s’exclame : « You are pink! […] If he has done that he will marry you in recompense » (40).

Ma première réaction : est-ce qu’il y a eu une ellipse temporelle ? Clairement la couleur rose reflète un changement morphologique et pas émotionnel, mais où se situe l’irréparable dans la scène précédente ? Selendra insiste que Frelt ne l’a pas « blessée » ou « agressée » et qu’il ne s’est « rien » passé mais ses frères décrètent qu’elle n’a d’autre recours que de l’épouser si elle ne veut pas être une ‘fille perdue’ : « [I]t is too late and there must be a marriage. It is making the best of a bad situation, I know, but consider the alternative. » (41). J’avais pourtant l’impression, forte de mon bagage de lectrice d’Austen, de comprendre la communication à demi-mots des personnages. La scène qui suit, où la vieille servante Haner administre un remède censé rendre sa couleur virginale à la jeune dragonne, complique encore l’herméneutique : « If it works too well, you’ll be restored, but you’ll not be able to blush when the right time comes » (43). On pense aux dangers des avortements clandestins, notamment pour la capacité à avoir plus tard des enfants désirés. Si Selendra hésite longtemps à accepter Sher, le dragon qu’elle aime, c’est aussi parce qu’ils se retrouvent proches physiquement à plusieurs reprises et qu’elle reste dorée : craint-elle être devenue « stérile » ? On apprend plus tard que les chaleurs des dragonnes sont provoquées par l’ingestion de certains aliments, ce n’est donc pas une grossesse que risquait Selendra. Que s’est-il passé ?

Mon amour d’Austen m’amène aussi à noter les points communs entre Blessed Frelt et Mr Collins dans Pride and Prejudice. Lors de la demande en mariage de celui-ci, Lizzie Bennet se défend contre l’envie d’éclater de rire et les exhortations de sa mère à faire un mariage avantageux ; Selendra défend son intégrité physique, psychique et sociale. L’incapacité de Mr Collins à admettre le refus d’Elizabeth reflète sa vanité et sa bêtise ; dans le même temps, le « no » répété trois fois (avec une ponctuation de plus en plus expressive) par Selendra sert de marqueur textuel pour une agression sexuelle. Alors que læ lecteur·rice prend peu à peu conscience de ce que la dragonne vient de subir sous ses yeux, la complicité établie précédemment par le jeu herméneutique perd son innocence. Dans le registre merveilleux et l’expérience de pensée mise en place, le changement chromatique n’est pas une métaphore, pourtant le désir d’interprétation semble non seulement irrésistible mais nécessaire pour faire preuve de l’empathie appropriée avec la victime. La couleur rose n’en reste pas moins opaque dans sa polysémie et læ lecteur·rice condamné·e à être témoin d’un crime qu’iel ne peut comprendre.

Les dragonnes ne sont pas pour autant impuissantes : le roman se termine sur le triomphe de tous les enfants Agornin, y compris Selendra qui, après avoir enfin accepté la demande de Sher, l’enlace et prend immédiatement une belle couleur rose. Son frère Penn entretenait depuis des années une relation avec une dragonne rose, Sebeth, mais n’avait pas les moyens de la demander en mariage. Il s’avère que son père, un dragon de haut rang qui l’avait déshéritée lorsqu’elle a été enlevée et déshonorée (coup politique de ses ennemis), vient de mourir en rétablissant son statut d’héritière : c’est donc Sebeth qui demande Penn en mariage, à sa grande joie, et on peut supposer qu’elle utilisera son pouvoir pour bousculer les normes et coutumes draconiques – mais le roman s’arrête là, nous laissant sur le renouveau symbolique de la société que représente le mariage à la fin de la comédie ou du roman sentimental. Retour à la case départ ?

Conclusion

Je conçois la fantasy comme une littérature spéculative, et considère par conséquent que la définition originale de la science-fiction d’après Serge Lehman lui convient tout autant. Lehman parle de « l’expérience de l’éblouissement ou du vertige qui surgit lorsque de toutes les significations possibles d’une métaphore […] c’est la plus objective, la plus littérale, la plus plate, donc la plus riche en développements logiques, la plus inattendue en somme, qui engendre le monde de l’œuvre » (24:18-24:34). Le conte de fées a son propre régime de réification des métaphores : pour mettre en garde les jeunes filles contre les prédateurs, on nous raconte l’histoire d’une petite fille qui fait confiance à un loup et en paye le prix (oui je sais qu’il y a beaucoup d’interprétations, moi aussi j’ai lu Bettelheim). L’homme est un loup pour l’homme, pigé. Mais pour la fantasy, ce n’est que le début.

Pourquoi le capuchon rouge, comme la peau rose des dragonnes chez Walton, marque la victime au lieu d’indiquer le coupable ? Pourquoi la responsabilité retomberait-elle sur la petite fille ? N’est-ce pas plutôt la société (la mère, la grand-mère, le bûcheron qui vient à la rescousse chez Grimm mais pas chez Perrault) qui a échoué ? Et si, au lieu d’accepter la forêt du viol comme un espace naturel, on essayait d’abattre quelques arbres pour y voir plus clair ? Parfois le prédateur est un « nice guy », un geek inoffensif qui tire toutes sa force d’« objets magiques » volés, ou simplement de ses privilèges dans une société patriarcale. C’est le collègue qui lit un simple compliment comme une invitation sexuelle, c’est le pasteur de la famille qu’on ne veut pas vexer, c’est le garçon avec qui on flirte une soirée, l’ami, l’amant, le parent. Et si la petite fille survivait à l’attaque, et devenait une chasseuse de prédateurs ? Et si elle avait été élevée chez les hommes-loups, et qu’elle avait elle aussi une part animale, ce qui rend les arguments de nature, d’instinct et de pulsions beaucoup moins convaincants… (Ceci n’est pas un appel à la déforestation et à la chasse au canis lupus).

La fantasy est un miroir de notre monde, mais c’est un miroir déformant. Tolkien avait une sainte horreur des allégories, et je suis fermement du côté du texte et de ses lectures plurielles démoniaques, face à l’oeuvre monoglossique (là c’est Barthes par contre, je ne crois pas que Tolkien approuverait, en bon catholique). Pour autant, la fiction repose sur des codes et des raccourcis qui nous permettent de participer à la construction du monde imaginaire. En littérature de l’imaginaire, on parle de xéno-encyclopédie, concept élaboré par Richard Saint-Gelais à partir d’Umberto Eco. C’est Irène Langlet qui l’explique le mieux :

[L]’ensemble des opérations cognitives du lecteur vise à établir, bien plus qu’un “mirage paradigmatique”, une encyclopédie (au sens d’Umberto Eco) complète – ou son mirage, c’est-à-dire une encyclopédie possiblement complète – nécessaire à la compréhension, et à l’acceptation comme vraisemblable, des étrangetés du récit. Cette “xéno-encyclopédie” se règle sur l’encyclopédie de départ du lecteur selon un principe d’écart minimal. (Langlet 26)

Confronté·e à la réaction déchirante de Maléfique à son réveil, læ lecteur·rice cherche un équivalent encyclopédique pour le crime xéno-encyclopédique qui vient d’être commis – le cinéma en tant que médium a d’ailleurs systématiquement recours à des raccourcis visuels.

Il est normal de vouloir comprendre, et je dirais même que dans Mercy Thompson, cet instinct de com-préhension rend la com-passion, (le souffrir-avec, comme dirait les philosophes) le fait d’être un·e témoin impuissant·e au cœur des violences physiques et psychiques, supportable. L’attirail magique dont se sert Tim révèle que son pouvoir n’a rien de « naturel » au sens d’inévitable, qu’une fois qu’on les lui enlève, ce n’est qu’un loser et un lâche – et d’ailleurs que même bardé d’objets magiques, Mercy est plus forte que lui physiquement et mentalement. L’élément surnaturel permet ainsi une mise à distance pour supporter le traumatisme, en particulier en ce qui concerne les pensées suicidaires, qui s’effacent une fois qu’elle a purgé tout ce qui empoisonnait son corps et son esprit. La narratrice à la première personne n’est plus en état de faire la différence, mais læ lecteur·rice sait que le dégoût de soi vient du violeur, et que plus le temps passe, plus les effets du gobelet s’estompent. En tout cas moi ça m’a aidé à supporter la relecture de ce tome pour écrire ce billet – je ne sais pas ce qu’il en est pour des victimes de viol, et si le message en vaut les potentielles crises de stress post-traumatiques. Une des choses qui m’a interpellé avec l’anneau en argent de Tim et la signification opaque du rose chez Walton, c’est justement l’élément qui encourage à relire sous un autre angle les interactions précédentes entre l’agresseur et sa victime : un des effets secondaires de la « pilule rouge » du féminisme, c’est de revoir et relire des œuvres qu’on a aimé et de voir des agressions sexuelles dans ce qui était dépeint comme romantique….

Un dernier concept, cette fois éthique plutôt que littéraire, pour éclairer la scène de Tooth and Claw, concept tiré des trauma studies et entendu dans le cadre d’un autre colloque auquel je participais en mai : l’« empathic unsettlement » de Dominick LaCapra. Emy Koopman le glose comme suit : « a mode of writing that allows the reader to feel an affective bond with the victim, without allowing for (over-)identification with the victim » (Koopman 243). En anglais « to unsettle » veut dire bouleverser, perturber, déranger au sens propre et figuré. Tooth and Claw, qui résiste à ma pulsion de comprendre, est de ces romans qui me font dire que oui, la fantasy est un genre qui dérange, perturbe et bouleverse autant qu’il fait rêver. Hic sunt dracones – on vous aura prévenu.

[Au passage, les romans existent en VF : Meurtre magique (traduit par ???) dans la collection Urban Fantasy chez Infinity ou chez Milady, Le Baiser du fer (traduit par Lorène Lenoir) chez Milady et Les griffes et les crocs (traduit par Florence Dolisi) chez Denoël.]

[Si vous avez lu ce billet jusqu’au bout, merci et bravo ! Maintenez allez boire un thé, faire un câlin au chat, ou n’importe quelle autre forme de self-care.]

Caroline Duvezin

Bibliographie

Œuvres citées

Andrews, Ilona. Magic Slays (Kate Daniels Book 5). Ace Books, 2011.
Briggs, Patricia. Iron Kissed (Mercy Thompson Book 3). Ace Books, 2008.
Koopman, Emy. « Reading the Suffering of Others. The Ethical Possibilities of ‘Empathic Unsettlement’ ». Journal of Literary Theory 4:2 (January 2010), p.235-251.
Langlet, Irène. La science-fiction : Lecture et poétique d’un genre littéraire. Armand Colin, 2006.
Lehman, Serge. « Pour une définition auto-théorique de la science-fiction » in Le mois de la science-fiction à l’ENS, 12 mai 2006, École Normale Supérieure de Paris. <http://diffusion.ens.fr/data/video-wmv/2006_05_12_lehman_adsl.wmv&gt; (consulté le 15/12/2016)
Lennard, John. Of Sex and Faerie: Further Essays on Genre Fiction. Humanities Ebook, 2010.
Walton, Jo. [2003] Tooth and Claw. Constable & Robinson Ltd., 2013.
Wendell, Sarah and Tan, Candy. Beyond Heaving Bosoms: The Smart Bitches’ Guide to Romance Novels. Fireside, 2009.

Œuvres mentionnées

Andrews, Ilona. Magic Mourns (Kate Daniels Book 3.5). Ace Books, 2009.
Andrews, Ilona. Magic Dreams (Kate Daniels Book 4.5). Ace Books, 2012.
Andrews, Ilona. Gunmetal Magic (Kate Daniels Book 5.5). Ace Books, 2012.
Andrews, Ilona. Magic Steals (Kate Daniels Book 6.5). Intermix, 2016.
Austen, Jane. [1813] Pride and Prejudice in The Complete Novels of Jane Austen. Penguin Books, 1996. 223-445.
Barthes, Roland. « De l’œuvre au texte » in Essais critiques IV : Le bruissement de la langue. Éditions du Seuil, 1974. 69-77.
Besson, Anne. La fantasy. Klincksieck, 2007.
Bettelheim, Bruno. The Uses of Enchantment: The Meaning and Importance of Fairy Tales. Vintage Books, 1976.
Briggs, Patricia. « Alpha and Omega » in Briggs et.al., On The Prowl. Berkley Books, 2007.  2-72.
Duvezin-Caubet, Caroline. « Dragons à vapeur : Vers une poétique de la fantasy néo-victorienne contemporaine ». Thèse de doctorat. Université de Nice Côte d’Azur, 2017.
Eco, Umberto. Sémiotique et philosophie du langage. Trad. Bouzaher, Myriem. Presses universitaires de France, 1988.
LaCapra, Dominick. Writing History, Writing Trauma. JHU Press, 2001.
Maleficent. Dir. Stromberg, Robert. Perf. Jolie, Angelina. Walt Disney Pictures, 2014.
Meyer, Stephenie. Breaking Dawn (Twilight Book 4). Little, Brown and Company, 2008.
Saint-Gelais, Richard. L’empire du pseudo : Modernité de la science-fiction. Nova Bene, 1999.
Todorov, Tzvetan. Introduction à la littérature fantastique. Éditions du Seuil, 1970.
Tolkien, J.R.R. « On Fairy Stories » in The Tolkien Reader. Del Reyes Books, 1966. 33-99.

[1] Le surnaturel est réel et accepté dans l’univers fictionnel, contrairement au régime de l’étrange, où le surnaturel aura finalement une explication rationnelle (le narrateur a été drogué, était fou, rêvait), et au fantastique, qui maintient l’hésitation entre ces deux pôles. C’est en tout cas la définition du fantastique d’après Tzvetan Todorov – il en existe d’autres, et pour une vue d’ensemble sur les débats sémantiques qui animent les chercheur·se·s, je vous renvoie à La fantasy (2007) d’Anne Besson chez Klinsieck.

[2] « The heated descriptions of breaking the hymen can, with very little trouble, be transferred over to the male vampire/werewolf biting the female human to transform her. Through this agency of contamination the female human is initiated into the world of sex or “darkness” and discovers sexual autonomy » (Lilith Saintcrow, citée dans Wendell et Tan, 53). Cette section du livre traite de la transformation du motif de la virginité dans des romances plus contemporaines, après une examination des romances ‘Old Skool’ (années 70 et 80) où le héros viole explicitement l’héroïne (topos permettant entre autres de déresponsabiliser l’héroïne pour son entrée dans la sexualité, et donc de ne pas entacher sa vertu).

Ronsard 2018

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J’ai eu la surprise il y a quelques semaines de voir mon billet « Petit guide littéraire et mythologique pour violer mais pas trop violemment » cité et commenté dans un long article d’Hélène Merlin-Kajman publié en ligne sur le site du mouvement Transitions « Enseigner avec civilité ? Trigger warning et problèmes de partage de la littérature ».

Cet article évoque essentiellement la question des trigger warnings dans les pratiques de partage de la littérature et notamment d’enseignement, appelant beaucoup de réponses possibles et de réflexions complémentaires. Je voudrais surtout dans ce billet préciser certains points et corriger certains propos qui me sont prêtés concernant ma lecture du sonnet 20 de Ronsard dans quelques paragraphes de cet article.

Cet extrait critique à travers l’exemple de mon billet « une transmission littéraire particulière, où l’on peut reconnaître de l’injection traumatique ». Je cite le passage intégralement, mais je reprendrai les principaux arguments au fil de mes explications :

Je voudrais passer par un détour qui se situe à mi-chemin de la pratique du trigger warning et de la tradition militante, féministe en l’occurrence. En un sens, avec cet exemple, on va voir que nous nous trouvons aux antipodes du trigger warning : car il s’agit de montrer qu’un texte non-choquant devrait l’être. Mais en un autre sens, il s’agit de l’exercice d’une vigilance analogue, dont je voudrais cependant montrer qu’elle organise une transmission littéraire particulière, où l’on peut reconnaître de l’injection traumatique : ce qui, à nouveau, semble nous placer aux antipodes du trigger warning.

La scène, cette fois-ci, se passe en France, sur un blog féministe consacré à la lutte contre les textes littéraires qui véhiculeraient sans douleur, sans blessure, sans choc, des scènes de viol : l’idée est que ces textes, qui appartiennent à la « grande littérature » (au « canon », dans la terminologie anglo-saxonne) et sont donc proposés à l’admiration et transmis au titre de leur beauté, font de la sorte accepter l’inacceptable. En voici un exemple : il s’agit du sonnet XX des Amours de Ronsard, recueil paru en 1557 : […]

Ronsard mobilise ici la culture gréco-latine, les Métamorphoses notamment, et s’imagine donc, comme Jupiter avec Europe, « prendre » Cassandre, au sens érotique de ce verbe.

Pour ce blog tenu par ces jeunes chercheuses féministes, ce texte de Ronsard fait l’éloge du viol : « C’est vrai qu’à première vue, je trouvais ça mignon Les Amours, les 19 premiers sonnets, ça passait – certes, le côté Muse idéalisée je n’étais pas fan au départ, mais bon, c’est la poésie amoureuse du XVIè siècle, et ça ne peut pas être si terrible. Et puis, j’arrive au sonnet 20, et je me frotte les yeux, je relis trois fois, je regarde les notes, mais non, c’est bien ça […] » .

De façon très instructive pour mon propos, l’auteure commence par citer, polémiquement, une phrase prononcée par François-Xavier Bellamy, un proche de la Manif pour tous : « Si nos élèves avaient l’occasion de réapprendre par cœur un peu de notre poésie française, lire des œuvres de Ronsard, comment pourraient-ils encore maltraiter une jeune fille ? ».

Nous retrouvons là la question de la civilité, sous les espèces plus que douteuses de la célèbre « galanterie française » : l’idée de François-Xavier Bellamy est sans doute que la galanterie, redoublée de la poésie, suffit à pacifier les rapports entre les sexes. Je ne m’appesantirai pas sur cette assertion : elle témoigne d’une foi dans la valeur civilisatrice de la littérature qui confine au déni : ne savons-nous pas que les nazis pouvaient aimer lire Hölderlin et écouter de la musique ? Là-dessus, je suis entièrement d’accord avec la dénonciation des blogueuses.

En revanche, interpréter le poème de Ronsard comme la représentation d’un viol (autrement dit, d’un passage à l’acte) me paraît porter gravement atteinte à l’indétermination joueuse du texte, à son potentiel de plaisir inassignable.

Personnellement, ce sonnet, qui repose sur l’anaphore quatre fois répétée de « Je voudrais bien », ne m’interdit en rien de me sentir osciller quelque part entre. Entre quoi ? Je ne me le formule pas explicitement : mais sans doute entre la position masculine et la position féminine, pourquoi non ? Cet optatif ouvre sur une fantaisie – pas sur le récit d’un passage à l’acte effectué, avéré. Cette fantaisie est adressée, et c’est évidemment aussi à cause de cette adresse que, comme lectrice, j’y circule. Sans doute n’est-il pas explicitement adressé à Cassandre, mais il ne fait pas de doute à mes yeux que son nom n’est pas ici seulement le nom d’un objet de prédation sexuel : c’est le nom, loué, de celle à qui le poème est adressé non comme un discours, mais comme un don – car l’éloge est un don. J’entends même une sorte de délicatesse supplémentaire dans cette réserve – dans cette adresse détournée. C’est le rythme évidemment qui provoque cette perception : tout en caresse, au moins dans la perception que j’en ai.

On peut toujours me supposer aliénée à quelque canonisation indue et phallocratique du poème due aux institutions littéraires. Il n’en resterait pas moins qu’il faudrait alors définir au juste, et très précisément, quelles sont les conséquences d’une telle « aliénation » sur moi et sur tout lecteur ou lectrice éprouvant le même genre de plaisir que celui que je viens de décrire, et au-delà de nous, sur la société entière. Il me semble plutôt que le blog des jeunes chercheuses confondent un geste, presque une danse verbale, avec un acte, avec un fait référentiel : elles confondent un optatif avec un constatif. Elles entendent dans l’expression d’un désir, certes pressant, mais dont la réalisation est évidemment différée voire effectuée par son expression elle-même, la marque unilatérale d’une prise de pouvoir, un signal traumatique traitreusement caché, une menace sur Cassandre, et, derrière Cassandre, sur toutes les femmes. Derrière cette lecture dénonciatrice, c’est toute une définition de la littérature et de son partage qui se trouve engagée. À son horizon, le trauma, envahissant. L’assignation de son référent à un traumatisme, un viol qui fait de Cassandre une victime dont la lecture féministe constitue quelque chose comme la reconnaissance statutaire et la réparation, fige en effet le sens et défend au lecteur d’y accrocher fantaisies et représentations.

Qu’est-ce que ce blog ?

Dans un premier temps, je souhaite préciser le contexte dans lequel j’ai écrit ce billet (dont l’ancrage polémique dans les propos de François-Xavier Bellamy ne rend pas nécessairement compte) et plus largement le statut de mon blog Women & Fiction.

Ce blog a été créé en septembre 2014, comme un espace très libre de réflexion et d’expression autour de la littérature, de la culture et du féminisme, alors que j’entrais en première année de master. J’écrivais initialement sur une autre plate-forme avec une amie, également étudiante en Lettres modernes, mais le blog sous sa forme actuelle existe depuis février 2016. Ce blog n’est donc pas tenu pas de « jeunes chercheuses féministes », mais par moi, en tant qu’étudiante en Lettres et lectrice, puis agrégative, et future enseignante. Il serait malhonnête de dire que cet espace d’écriture n’a pas de plus en plus interféré avec des activités plus académiques, mais cette évolution est récente. Le blog comprend d’ailleurs une description qui donne une vague idée de mon identité puisqu’elle mentionne mes études, et du type de réflexion que j’y dépose :

Je m’intéresse, globalement, aux liens entre genre et expérience de lecture (ou expérience artistique tout court). Je m’interroge plus particulièrement sur ce qu’apportent les outils d’analyse féministes – souvent développés pour analyser des œuvres de culture populaire – et plus largement les concepts issus des études de genre, pour appréhender les « grandes œuvres » et la culture académique, canonique et scolaire. Mes réflexions touchent aux questions de transmission, de définition de la culture et de ses valeurs, et d’enseignement de la littérature dans une perspective féministe. […] Je me suis retrouvée je ne sais pas trop comment à écrire un très grand nombre de billets sur la question des violences sexuelles dans des œuvres littéraires, cinématographiques ou picturales. J’essaie de temps en temps de parler d’autre chose, pour alléger un peu l’ambiance, mais je me suis rend[u] compte que c’était un sujet très riche sur lequel je ne cessais de retomber.

Il me semble donc que la description proposée par Hélène Merlin-Kajman d’un « blog consacré à la lutte contre les textes littéraires qui véhiculeraient sans douleur, sans blessure, sans choc, des scènes de viol » est quelque peu éloignée de mes ambitions originelles. Ce blog n’a jamais lutté contre des textes littéraires, mais je reconnais me prononcer souvent contre certaines lectures, contre certaines conceptions de la littérature et pour des lectures affinées de certains textes, et notamment des textes qui représentent des violences sexuelles. Ceci étant, mon audience est réduite, et mon autorité en la matière nulle.

Mon année d’agrégation a été l’occasion d’utiliser ce blog d’une façon un peu différente, à l’occasion de deux billets consacrés à des œuvres lues et étudiées dans ce cadre : les Amours de Ronsard et La Mère coupable de Beaumarchais. Dans les deux cas, j’ai été amenée à rédiger une longue réflexion sur les raisons qui me conduisaient à utiliser le mot « viol » pour décrire un texte dans chacune de ces œuvres. Le temps consacré à ces billets dans une année assez intense était motivé par deux éléments : d’une part un décalage entre ma lecture et l’enseignement de ces textes précis, voire dans un cas un désaccord avec l’enseignante, d’autre part l’angoisse probablement peu rationnelle de tomber sur ces textes à l’oral sans être préparée à défendre le mot que j’utilisais pour en décrire le contenu. Pour être honnête, il faudrait ajouter à ces raisons un certain agacement face à un corpus d’agrégation composé exclusivement d’auteurs masculins, et une crispation sur l’œuvre de Lawrence Durrell, Le Labyrinthe au bord de la mer, partagée je crois par l’ensemble des candidat·es. Les billets rédigés dans ce cadre avaient donc certes une dimension un peu moins libre et personnelle qu’auparavant, et ont également pris place dans un contexte d’échange avec des doctorant·es et des enseignant·es, notamment M. Rosellini, avec qui j’ai co-organisé l’année suivante un atelier de réflexion sur le sujet. Mais le point de vue est celui d’une élève.

Je parlais d’interférences entre cette activité informelle et des activités plus académiques : à dire vrai, j’ai rencontré Hélène Merlin-Kajman pour la première fois il y a un an lors d’une journée d’étude où j’intervenais sur un sujet qui n’avait rien à voir. À l’issue de sa conférence de clôture sur le sujet du plaisir de lecture, j’avais posé une question relative à l’invisibilité de certaines violences dans la littérature, et j’avais évoqué lors de notre échange l’exemple du sonnet de Ronsard (un an d’agrégation, ça marque, et je suis un peu obsessionnelle).

Identifier et caractériser le motif du viol

Même si je tenais à préciser ce contexte, je reste en parfait accord avec ce que j’ai écrit il y a deux ans, et je ne peux donc qu’en répéter certains éléments en réponse à l’article d’Hélène Merlin-Kajman. Sur plusieurs points, il me semble que mon propos est légèrement déformé, ou que des précisions données dans le billet ne sont pas prises en compte. Ainsi, les seuls propos du billet directement cités dans l’article n’ont aucune valeur argumentative et décrivent uniquement ma première réaction à la lecture de ce sonnet.

La qualification de ce qui est représenté : Hélène Merlin-Kajman me reproche de parler d’une représentation de viol, à partir d’une équivalence présupposée entre « représentation d’un viol » et « passage à l’acte ». Autrement dit, parce que le poème fait jouer différents niveaux de réalité (la fable mythologique qui sert de comparant, le souhait, lui-même exprimé à l’intérieur d’un dispositif d’expression poétique qui entretient un rapport complexe mais indéniable à la fiction), le terme « viol » ne saurait avoir de pertinence. Elle écrit ainsi : « le blog des jeunes chercheuses confondent un geste, presque une danse verbale, avec un acte, avec un fait référentiel : elles confondent un optatif avec un constatif », « Cet optatif ouvre sur une fantaisie – pas sur le récit d’un passage à l’acte effectué, avéré ».

Cette affirmation me semble ignorer la longue discussion dont ce problème fait l’objet dans mon billet : non seulement je pose cet enjeu immédiatement après avoir cité le poème, dans une partie qui s’intitule « l’imaginaire du viol » mais je discute ensuite la pertinence du terme « fantasme » que j’ai moi-même utilisé, en commençant par insister sur les raisons de la pertinence du terme « viol » y compris dans des modalités de non-réalisation :

qu’il s’agisse de fantasme, rêves, réalités, cauchemars, récits, projections, hallucinations, désirs ou actes réels, l’enjeu est de mettre les bons mots sur les bonnes choses, pour commencer. Si je dis « Ronsard parle de viol », ça n’a pas de sens de répondre « Mais non enfin, c’est un fantasme » : on peut tout à fait parler de fantasme de viol pour mettre tout le monde d’accord, et bien dissocier cela d’un acte réel (ou réel dans la fiction – enfin, on se comprend).

À cet égard, j’utilise fréquemment le terme « représentation » qui me semble suffisamment large pour embrasser toutes ces modalités, et n’implique pas à mon sens une réalisation effective. Mais à la limite, peu importe. Par la suite, j’écarte le terme de « fantasme » pour des raisons différentes de celles d’Hélène Merlin-Kajman (qui préfère le terme « fantaisie » pour des raisons associées à l’acception psychanalytique du fantasme) : pour mieux saisir la modalité de ce poème, je le compare en effet à d’autres sonnets célèbres dans lesquels le poète imagine, rêve, fantasme, qu’il possède sexuellement Cassandre. Dans ces sonnets-là, la volonté du poète n’est pas au cœur de la représentation : le songe est décrit comme quelque chose qui lui est extérieur, qui lui apparaît, qui le saisit. Dans ces sonnets, « il s’agit de fantasmer une Cassandre consentante, et non de fantasmer une transformation qui serve de solution aux refus de Cassandre », ai-je écrit.

Je ne suis toujours pas certaine des mots adéquats pour décrire ce poème : « désir de viol », « expression d’un désir de viol », « formulation d’un désir de viol » ? Le mot « désir » a l’inconvénient d’être ambigu – je l’entends volontiers dans son sens sexuel, mais il faut alors insister sur le fait que la formulation, l’expression poétique, sont quant à elles de l’ordre de la volonté. Par ailleurs, ce désir se formule de manière indirecte en s’appuyant sur des récits qui ne dépendent plus de la même modalité, mais dont le caractère fictionnel est renforcé par les aspects mythologiques et merveilleux (associés à la métamorphose). J’emprunterais finalement volontiers le terme proposé par Hélène Merlin-Kajman, « fantaisie » : ce poème peut être décrit comme une fantaisie de viol.

Ce poème parle donc de viol, certes selon des modalités bien spécifiques qui doivent être approfondies, mais bien de viol, si l’on envisage prioritairement la question du consentement pour le définir.

L’évaluation du viol dans le poème : admettre qu’un texte parle de viol est déjà crucial, parce que cela signifie que nous nous accordons sur sa définition. En revanche, la façon dont on en parle est une toute autre question. Hélène Merlin-Kajman écrit : « pour ce blog tenu par ces jeunes chercheuses féministes, ce texte de Ronsard fait l’éloge du viol ». Je n’ai jamais écrit cela ; je dis en revanche que le viol de Cassandre est présenté comme désirable – les viols de Jupiter sont investis érotiquement par le poète, ces scénarios sont empreints de beauté, d’harmonie et de jouissance : ils ne sont aucunement dysphoriques pour le poète.

Enjeux d’une lecture féministe : quelques éléments de réponse

La section du texte d’Hélène Merlin-Kajman consacrée à Ronsard soulève encore quatre enjeux importants, que je ne peux pour le moment pas développer de façon satisfaisante, mais pour lesquels je peux proposer quelques éléments de réponse :

La question de « l’injection traumatique » que constituerait une lecture qui explicite le désir de viol exprimé dans ce poème, ou encore « l’assignation de son référent à un traumatisme ». Dans la mesure où j’envisage le viol avant tout comme une pratique (violente) et non sous des aspects psychologiques ou traumatiques, ce vocabulaire m’est quelque peu étranger. Le viol ne signifie pas pour moi « traumatisme » mais « rapport sexuel non-consenti ». Je ne lis pas du tout ce poème sous un jour traumatique, mais je constate simplement que ce poème repose sur le conflit entre le désir du poète et le non-consentement de Cassandre, dont il est question dans tout le recueil, et que le viol est présenté comme une réponse possible à ce conflit selon des modalités effectivement particulières (fantaisistes) mais euphoriques.

Toutefois, ces formulations font écho à une question que je me pose depuis un certain temps : celle du lien entre une sensibilisation politique et une évolution de mes expériences de lecture. Plus simplement : mes connaissances et mes convictions politiques gâchent parfois le plaisir que j’aurais pu prendre à certains livres ou certains films. Dois-je alors assumer de partager collectivement un commentaire qui risquerait de produire le même effet, et avec quelle légitimité ?

L’écueil du figement du sens : si ce billet est consacré à la question du viol dans ce poème, je n’ai jamais prétendu qu’il s’agissait de son seul intérêt ou de sa seule richesse interprétative. Je pense en revanche qu’il est important de mentionner quelque chose qui me saute aux yeux dans le cadre d’un cours – ce qui n’a pas été fait lorsque j’étais agrégative.

Il me semble important de relever cependant que ce sens ne saute pas qu’à mes yeux : si l’on lit le commentaire de Muret, on comprend que ce sens est parfaitement intelligible pour un lecteur du XVIe siècle : « Le sens est, qu’il voudroit bien obtenir jouissance de sa dame, en quelque facon que ce fut. Mais il enrichit cela de fables poétiques, comme nous dirons par le menu ». Alice Vintenon commente ce poème de façon très intéressante dans Les métamorphoses du désir. Étude des Amours de Ronsard, l’ouvrage issu de sa thèse, en soulignant que Ronsard renonce ici à des lectures allégoriques traditionnelles des viols de Jupiter, disponibles dans la culture littéraire de son temps, en mettant volontairement en avant le sens littéral sexuel des récits mythologiques.

La possibilité de l’oscillation « entre la position masculine et la position féminine ». Que cela corresponde à une expérience de lecture possible, je ne le nie pas. Mais l’explication qui en est donnée me semble au moins pouvoir être nuancée : selon Hélène Merlin-Kajman, cette circulation serait produite par l’adresse de ce fantasme à Cassandre sous la forme d’un don verbal, qui permettrait de circuler d’un personnage à l’autre, du poète à Cassandre.

Encore faut-il souligner que les Amours sont d’une façon générale peu favorables à une telle circulation au sein d’un corpus de poésie érotique mondial qui comporte des dispositifs bien moins envahis par la construction de la posture d’auteur et de poète que celle de Pierre de Ronsard. Certains poèmes des Amours sont adressés, mais cette adresse est fortement relativisée par la mise en scène d’un geste poétique conquérant, et par la confrontation solipsiste du poète avec Amour, laissant Cassandre largement en retrait. Nous sommes bien loin du Cantique des cantiques ou même de la construction d’une figure un tant soit peu consistante face à celle du poète : à cet égard, il m’est difficile de m’identifier à Cassandre (a fortiori de la transformer en victime), alors que d’autres textes me semblent plus ouverts et davantage inscrits dans une interaction.

Pour autant, il s’agit ici de degrés et non d’une affirmation tranchée entre possibilité et impossibilité : la possibilité d’identification me semble ouverte par l’existence même d’un personnage, avec des modalités qui varient ensuite.

« Quelles sont les conséquences d’une telle « aliénation » sur moi et sur tout lecteur ou lectrice éprouvant le même genre de plaisir » : pourquoi aimer ce poème serait problématique ? Ça ne l’est pas. Je demande simplement de reconnaître ce dont il est question – exprimer son désir sous le rapport de l’effraction du non-consentement, donc d’une violence sexuelle. Je n’aime pas beaucoup les Amours, mais cela ne m’empêche aucunement de voir la sensualité du poème. Ce que j’estime important, c’est de ne pas euphémiser le contenu de ce texte en utilisant des termes qui écartent l’enjeu du non-consentement (comme le terme « séduire » par exemple) et de transmettre ce texte en marquant une forme de distance qui évite d’actualiser dans un discours public l’érotisation du viol.

Cela n’empêche pas à mon sens de parler aussi du plaisir que produit (ou non) ce poème et d’en discuter. Prendre plaisir à la formulation euphorique d’un scénario de viol, est-ce un problème ? Question infiniment complexe qui nous amènerait probablement à convoquer les riches débats entre féministes sur la pornographie, le BDSM et l’élaboration fantasmatique de la sexualité. On peut se borner à rappeler un peu platement qu’un tel plaisir est construit socialement – notre imaginaire érotique ne sort pas d’un chapeau – et que les représentations et discours sur la sexualité entretiennent des liens évidents avec les pratiques sexuelles réelles, mais qui sont trop souvent caricaturés.

Le billet, au ton personnel et volontiers léger en dépit du sujet, laisse facilement transparaître mes goûts : je n’aime pas Ronsard, je n’aime pas ce poème. J’ai écrit que je faisais la grimace en le lisant : ce n’est pas juste une façon de parler. Mais ma réaction n’est pas de l’ordre de la panique : elle est dans un premier temps de l’ordre de l’incompréhension. Pourquoi dire à une femme que l’on semble adorer que l’on veut la violer (même élégamment) ? Pourquoi le dire en particulier alors que l’on dit l’inverse dans un autre sonnet ? Cette incompréhension initiale, je l’ai en partie surmontée en explorant dans ce billet d’autres poèmes de Ronsard, d’autres textes qui résonnaient lors de ma lecture, en questionnant mon rapport très intime aux récits mythologiques qui ont marqué mon enfance, en essayant d’y voir plus clair : à partir d’une lecture initialement très littérale, j’ai ainsi moi-même accroché à ce poème mes fantaisies et mes représentations.

Je remercie M. Triquenaux pour sa relecture et A.-C. Marpeau pour les échanges qui ont précédé l’écriture de ce billet.

Virilités académiques (2) : sur un « nous »

Il y a deux semaines se tenait à Paris et Nanterre un événement scientifique et littéraire intitulé « Droits de cité », onzième édition de « Littérature, enjeux contemporains » organisé par la Maison des écrivains et de la littérature. Je n’ai lu qu’aujourd’hui la présentation de l’événement, qui commence ainsi :

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La présentation et le programme qui suit suggèrent un événement passionnant et riche sur la littérature, l’espace, la ville et ses enjeux sociaux – en particulier autour de la notion d’exclusion. Je bute pourtant immédiatement sur ce petit segment de phrase : « Nous n’excluons plus les femmes et nous avons aboli l’esclavage », qui contredit la réflexivité même du programme scientifique. Décortiquons le contenu de ce segment : 

1. Les femmes ne sont plus exclues et l’esclavage n’existe plus institutionnellement [en Europe]

Sur le plan rhétorique, il s’agit de reprendre l’idée de la « fausse » démocratie athénienne, en fait restreinte aux hommes athéniens libres, pour établir une comparaison avec « aujourd’hui » pour montrer que la démocratie continue d’exclure des groupes. Le propos distingue alors parmi les exclu·es de la démocratie athénienne, les femmes, les esclaves et les étrangers, celleux qui le sont encore et celleux qui ne le sont plus. Le choix en soi est extrêmement discutable : le texte suggère que l’exclusion des étranger·es se maintient, que le capitalisme a pris le relais de l’esclavage, désormais aboli. Jusqu’ici, l’argument se tient. En revanche, aucune continuité n’est proposée concernant l’exclusion des femmes de la société, de la démocratie ou de la ville (alors qu’il s’agit au moins d’un problématique sociale et géographique largement balisée).

2. « Nous n’excluons plus les femmes, nous avons aboli l’esclavage »

Qui est-ce, « nous » ? La présentation est signée par trois personnes, deux hommes et une femme, toutes blanches. Pour autant, cette première personne du pluriel ne désigne pas que la personne ou les personnes qui organisent cet événement : il s’agit d’un « nous » collectif, qui désigne ici un ensemble implicite qui irait des personnes « qui parlent » aux sociétés démocratiques occidentales revendiquant une forme de continuité avec Athènes (on passe ainsi de l’époque de la démocratie athénienne à aujourd’hui par l’intermédiaire du mot « démocratie » selon l’idée d’une continuité minimale). Plus raisonnablement, ce « nous » dessine une collectivité autour de l’événement partageant une position historique et sociale commune, qui lui permet de comprendre à quoi cet argumentaire fait référence et d’être impliquée par ces « enjeux ».

Or par son fonctionnement linguistique même, cette phrase rejoue exactement l’exclusion qu’elle déclare abolie.

Qui a aboli l’esclavage, sinon celleux qui n’étaient pas esclaves ? Le rôle des esclaves dans le processus qui aboutit à l’abolition de l’institution de l’esclavage dans les pays qui le pratiquaient est d’ailleurs majeur, mais le terme « abolition » me semble précisément distinct des luttes de libération voire de révolution en faisant référence à un processus spécifiquement institutionnel et associé à un système politique de type démocratique. Les personnes qui disent « nous avons aboli » doivent donc s’identifier comme héritières des personnes qui ont voté l’abolition. Ce « nous », à mon sens, ne peut pas inclure, en particulier, des descendant·es d’esclaves (étant moi-même blanche, je laisse les personnes concernées contredire cette interprétation si elle leur semble fausse).

Imaginez maintenant une salle remplie femmes en grande discussion. L’une d’elle se lève, prend la parole et dit au passage : « depuis que nous n’excluons plus les femmes ». Vous avez compris : c’est ridicule. Qui exclut les femmes, sinon les hommes ? Les femmes ne s’excluent pas elles-mêmes. La structure est ici plus claire, mettant explicitement en regard « nous » et « femmes » selon un rapport d’exclusion dont on affirme précisément qu’il a cessé.

Pourquoi ne pas donc écrire tout simplement : « Nous, hommes blancs » ? Après tout, ce serait plus clair. Oui mais cela romprait le présupposé d’une communauté désormais inclusive, et d’une universalité (dans les frontières du « ici » et « maintenant ») de ce « nous », « animaux politiques que nous sommes » précise ensuite le texte de présentation. Nous, femmes, sommes supposées nous être agrégées désormais à la « cité » démocratique originelle, et pouvoir nous glisser dans ce sujet d’énonciation collectif qui désigne les personnes de référence, les hommes. De nous, femmes, sujets politiques prenant peut-être part conjointement à la réflexion proposée (mais seulement à hauteur d’un tiers des participant·es), y compris peut-être pour évoquer des enjeux de genre, il n’est pas question. Nous restons « dans les mots des autres » comme l’exprime si bien la formule qui donne son titre à l’une des sessions …

Pour aller plus loin :

Claire Michard, « Humain / femelle : deux poids deux mesures dans la catégorisation de sexe en français« , Nouvelles Questions Féministes, Vol. 20, No. 1, « Sexisme et linguistique », 1999 février, p. 53-95.

« La surprise délicieuse des baisers volés » : 60 ans de cinéma romantique

Extrait du film Princess Bride : « Oh, no, no, please. They’re kissing again. Do we have to hear the kissing part? »

Dans Princess Bride, mais aussi dans les comédies romantiques, souvent, les personnages s’embrassent. Parfois, on voit surtout un personnage embrasser un autre personnage. Parfois même, on a l’impression qu’un personnage embrasse un autre personnage qui n’avait rien demandé, et qui n’est pas consentant. C’est à cette catégorie que j’aimerais consacrer un billet.

Avec un peu d’aide de twittas dévouées (merci à Hélène B. et Caroline D. pour leurs exemples), j’ai rassemblé un petit corpus de 13 films ou séries, dans lesquels une relation romantique qui est un élément majeur de l’intrigue se traduit par un baiser non-consenti. La plupart des exemples sont des comédies romantiques, avec quelques exceptions (les deux séries, ainsi que Romeo and Juliet puisque c’est… une tragédie).

Il n’est pas très difficile de trouver des analyses sur la question du consentement au cinéma (j’en mettrais quelques unes en référence à la fin de ce billet). J’ai choisi ici d’étudier un geste précis qui est nécessairement associé dans notre culture à une relation érotique et/ou amoureuse, mais sans être fortement sexualisé (s’embrasser en public ne sera en général pas considéré comme inconvenant).

De surcroît, j’ai pris mes exemples dans des œuvres dont l’esthétique ne passe pas par une profonde mise en cause de la morale, de la valeur positive de l’amour, ou par un rapport a priori problématique aux personnages. Pour le dire autrement, ce sont des films où les bons sentiments sont valorisés, où les personnages sont proches du public visé et où l’environnement fictionnel est assez ordinaire (là encore avec des exceptions). Nous sommes donc censé⋅es adhérer assez facilement à ce qui nous est montré. Cela veut dire que l’excuse de la suspension du jugement moral dans l’Art, en gros, ne va pas fonctionner. Ce sont aussi des films tous publics, que vous avez pu voir quand vous étiez enfant ou adolescent⋅e, et qui visent un public au moins mixte, sinon plutôt féminin.

Je vais commencer par présenter tous ces exemples ; j’essaierai ensuite de mettre en évidence quelques tendances qui caractérisent la « scène de baiser volé » dans le cinéma romantique.

[avertissement : agressions sexuelles, images d’agressions sexuelles fictionnelles]

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Quand on parle de violences sexuelles, les antiféministes citent de la Littérature

Il y a sur ce blog beaucoup beaucoup de billets consacrés aux violences sexuelles dans la littérature. Pour être honnête, ce n’était pas prévu. Plusieurs fois je me suis dit « bon ce serait bien que je parle d’autre chose maintenant, trouver un autre sujet, il y en a tant, c’est le dernier billet que je fais sur les violences sexuelles ». Mais le sujet revient toujours au galop, bon gré mal gré comme dirait Perceval.

Et c’est là que j’ai pris conscience d’une chose : ce n’est pas moi qui suis obsédée par les violences sexuelles dans la littérature, ce sont les antiféministes qui ont commencé. C’est  un running gag : si vous parlez de violences sexuelles réelles, de harcèlement notamment, de ces mecs qui pensent être de simples « séducteurs », vous pouvez être à peu près sûr⋅e, pour peu qu’il y ait quelques réacs dans le coin, que le #PointLittérature va sortir au bout de trente secondes. C’est absolument fascinant. Personne ne parlait de littérature pourtant, mais les références arrivent à une vitesse incroyable.

Les féministes insistent sur la nécessité d’une éducation à l’égalité et au consentement à l’école, défendent les ABCD de l’égalité. François-Xavier Bellamy répond qu’il faudrait plutôt réapprendre par cœur des poèmes :

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100 films à voir AVANT de devenir féministe

Bien sûr, si vous arrivez sur ce blog, le mal est sûrement déjà fait. Comme moi, vous avez avalé la pilule, et non seulement vous ne regardez plus le monde de la même façon, mais vous ne regardez plus non plus les films de la même façon.

Mais dans mon malheur j’ai eu de la chance : je suis devenue féministe assez tard pour avoir le temps de regarder beaucoup de films. Il faut dire qu’au lycée et en prépa, regarder un bon film pour ma « culture générale » était ma méthode préférée pour procrastiner sans culpabiliser. Après j’ai découvert Twitter (à peu près au moment où je suis devenue féministe – il y a un lien) et j’ai trouvé d’autres façons de procrastiner. Entre-temps je me suis fait une honorable culture de cinéma classique, composée d’excellents films que j’évite désormais de revoir.

Si vous êtes là et que vous n’êtes pas féministe, quelques conseils. 1) Devenez féministe, non mais ! 2) Débrouillez-vous pour regarder en urgence tous ces films si vous voulez avoir la chance de les apprécier un jour.

Catégorie blockbusters

♣ James Bond

On se réveille un beau matin, on traîne sur des sites féministes, et on entend parler de « la scène de viol dans Goldfinger » . Et là, soudain, on se demande comment on a fait pour ne pas voir le problème à … 10 ou 12 ans. Goldfinger est probablement l’exemple le plus caractéristique de l’érotisation du non-consentement dans la série des James Bond, mais c’est une constante, dans les premiers films comme dans les plus récents (voir l’analyse de la scène de Spectre dans la vidéo sur Harrison Ford).

pussy galore

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Etudier la culture du viol dans la littérature : entretien avec Roxane Darlot-Harel

Pour ce nouveau billet, je vous propose une discussion avec Roxane Darlot-Harel, étudiante en Lettres, à propos de son mémoire de recherche sur la littérature libertine du XVIIIe siècle.

– Tout d’abord, merci beaucoup d’avoir accepté cet entretien ! Pour commencer, pourrais-tu résumer très rapidement le sujet de ton mémoire et la réflexion qui t’a conduite à travailler sur cette question ?

– J’ai travaillé en deuxième année de Master (2015-2016) sur « la culture du viol dans la littérature libertine du XVIIIe siècle » ; à force de lire des romans libertins (puisque je travaillais sur Crébillon et Vivant Denon en première année), je me suis rendu compte d’une constante, et j’ai voulu la mettre en lumière : les relations intersexuelles dans cette littérature (c’est-à-dire les relations entre les sexes, puisqu’on reste essentiellement dans un paradigme hétérosexuel) se construisent toujours sur une esthétique de la violence dans laquelle les femmes étaient des proies qui disaient « non » et les hommes des prédateurs qui cherchaient à mettre ces proies dans leur lit, et on veut nous faire croire que les femmes sont, dans l’histoire, manipulatrices, hypocrites, nymphomanes, tandis que les hommes sont finalement victimes de cette sensualité perverse féminine. Il s’agit en fait de faire penser au lecteur que, dans les relations sexuelles libertines, les femmes qui disent « non » veulent toujours dire « oui » mais ne peuvent pas à cause des convenances, et il s’agit donc de discréditer systématiquement la parole féminine : on ne peut pas croire les femmes, ces créatures assoiffées de sexe. Les femmes sont toujours coupables, même si stricto sensu, dans le texte, on lit un viol… ce qui rappelle étrangement les tendances actuelles à faire culpabiliser les victimes de violences sexuelles, à croire l’agresseur plus que la victime.

Il m’a donc semblé intéressant de mobiliser le concept ultra-contemporain de « culture du viol », ce qui n’avait jamais été fait auparavant dans la recherche, pour aborder cette constante de la littérature libertine (française, mais pas seulement) au XVIIIe siècle, et pour montrer en quoi nos conceptions sont, au XXIe siècle, largement héritées de cette période et de cette littérature. Car si la littérature libertine n’a pas inventé la domination masculine, le viol ou les violences sur les femmes en général, elle a largement contribué à modeler, cristalliser, orienter notre pensée.

Cela conduit, encore aujourd’hui, à interpréter des textes libertins écrits par des hommes sur les femmes, et mettant en scène des violences d’hommes sur des femmes, comme la description rose, idéale, froufrouteuse, de relations consenties et heureuses entre des hommes et des femmes libres de toutes conventions : il suffit de voir les expositions consacrées au XVIIIe dans les musées aujourd’hui pour se rendre compte que le libertinage est constamment envisagé comme quelque chose de beau, de doux, où la violence demeure une esthétique (et encore, quand on parle de violence) qui ne revêt aucune substance réelle. C’est contre ces préjugés faux que j’ai voulu m’élever dans mon mémoire, car il m’est apparu qu’idéaliser le XVIIIe était, non seulement dangereux, mais aussi contre-productif pour comprendre l’époque dans laquelle nous vivons.

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Des violences sexuelles chez la Comtesse de Ségur ? Un débat entre lectrices, en 140 caractères

Comme j’ai déjà écrit un billet aujourd’hui, j’en poste un deuxième, mais cette fois en gardant les mains dans les poches.

Caroline Muller, chercheuse en histoire (très bientôt docteure !), a proposé hier sur twitter une lecture de la Comtesse de Ségur avec son regard d’historienne sur les enjeux sociaux et culturels des situations représentées. Julie Giovacchini est intervenue à propos du troisième chapitre de Diloy le chemineau, pour discuter de l’éventuelle présence de violences sexuelles dans l’oeuvre.

Leurs échanges sont passionnants du point de vue des tensions entre contextualisation culturelle et regard anachronique, montrent la nécessité de sortir du texte dès que l’on veut discuter des violences sexuelles et mettent bien en avant les effets de lecture que produisent nos savoirs sur les mécanismes typiques d’invisibilisation des violences sexuelles sur des textes qui peuvent avoir une toute autre fonction tout en les mettant en scène.

Bref, j’ai pensé que cet échange pouvait compléter sous un autre format les réflexions amorcées ici (mais aussi par Caroline Muller dans son carnet de recherche) sur les violences sexuelles dans les textes. Je les remercie de m’avoir permis de reproduire leur discussion. Bonne lecture !

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– J’ai relu Diloy le chemineau cet après midi. L’histoire est simple : on suit les aventures d’une famille noble, les Orvillet, et leurs relations à leur voisinage – et surtout la façon dont les enfants sont éduqués. L’histoire tourne autour de la jeune Félicie qu’il faut réformer car elle a de « grands airs » c’est-à-dire que, consciente de sa position sociale de fille de comte, elle méprise ceux qu’elle appelle « les sales paysans ». Tout le livre raconte comment sa famille vient à bout de son mépris (de classe), livrant au passage la vision du monde de la Comtesse de Ségur. Evénement de départ : après avoir quitté sa bonne suite à une querelle, Félicie croise un jour dans le bois Diloy le chemineau qui veut l’aider à dépasser un tas de bois sur le chemin ; il lui saisit la main pour l’aider et elle l’abreuve d’injures. L’homme est ivre, corrige Félicie (elle a presque douze ans) sans comprendre que c’est la fille du comte. L’histoire du livre est celle de cette relation et l’occasion pour la Comtesse de dire plusieurs choses à travers la bouche de la mère de Félicie : 1/ les châtiments corporels sont une brutalité (un débat du temps de la Comtesse) ; 2/ Diloy se repent, et se tait – à cause de l’honneur de Félicie. A la suite de cela, Diloy sauve la vie à plusieurs membres de la famille ; il intègre le service de Mme d’Orvillet (ce qui ne plaît pas à Félicie).

– Personnellement, je bloque à cause de cet aspect. Félicie subit une agression avec dimension sexuelle (la « honte » revient chaque page) et le message de toute sa famille et du livre, c’est « tu l’as bien cherché » et « surtout tais-toi, pardonne et embrasse ton agresseur ». Il y a un implicite très gênant à ce niveau – tellement gênant que je me suis toujours demandé s’il n’y avait pas un traumatisme réel derrière. Une fessée sur une jeune fille, c’est très ambigu. Surtout à une époque où on ne montre pas ses jambes. La description de la scène est terrible.

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Virilités académiques : (1) les personnages féminins forts comme mythe ?

Je commence une nouvelle série de billets courts (du moins, je vais essayer) à partir des contributions au tumblr « Virilités académiques » que des ami⋅es et moi avions lancé en partie pour plaisanter et qui demande encore à être complété (sortez vos archives).

Ce tumblr est constitué d’extraits très différents, issus d’ouvrages universitaires ou du moins spécialisés dans le domaine des lettres et sciences humaines et sociales (ellessachesse comme on dit chez nous) et vise à mettre en valeur leurs biais sexistes, androcentrés, hétérosexistes et hétérocentrés. Le but n’est pas simplement de ridiculiser leurs mâles auteurs, mais d’abord de mettre en valeur les théories cocasses, contestables voire totalement incompréhensibles que produit l’absence de réflexion épistémologique sur le genre et sur le point de vue masculin dans le champ de la recherche et de la critique universitaire.

Une des pièces les plus remarquables de cette collection – un texte de Jean-René Ladmiral sur la traduction – avait été auparavant longuement commentée par Claire Placial, comparatiste et spécialiste de traductologie, dans un billet passionnant. Je vais tenter de poursuivre ici l’entreprise dans le domaine de la critique et de la théorie littéraires ; les contributions au tumblr comme à cette série sont bien sûr bienvenues.

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Le mythe est partout. Donnons-en quelques exemples. Convoquons la saga débridée de Jacques Tardi, Les aventures d’Adèle Blanc-Sec qui, dans le Paris d’avant 1914, fait courir une jeune femme émancipée avec laquelle les hommes ont fort à faire. Confrontée au machisme et au machiavélisme éhontés de ses adversaires, l’héroïne nous rappelle que les mâles ont, décidément, du mal à cohabiter avec “l’autre moitié de l’humanité”. Ce faisant, Adèle Blanc-Sec nous apporte la preuve que la différence sexuelle, loin d’être un simple piment narratif, est un ressort qui, intelligemment exploité, confère aux bandes de cette série une épaisseur suffisante pour que lecteurs et lectrices échangent (au moins partiellement) leurs rôles ou postures. En bref, le modèle mythique de l’androgyne (cf. la figure du “garçon manqué”) n’est pas sans interférer sur l’idée que nous nous faisons d’Adèle Blanc-Sec.

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