Bien sûr, si vous arrivez sur ce blog, le mal est sûrement déjà fait. Comme moi, vous avez avalé la pilule, et non seulement vous ne regardez plus le monde de la même façon, mais vous ne regardez plus non plus les films de la même façon.
Mais dans mon malheur j’ai eu de la chance : je suis devenue féministe assez tard pour avoir le temps de regarder beaucoup de films. Il faut dire qu’au lycée et en prépa, regarder un bon film pour ma « culture générale » était ma méthode préférée pour procrastiner sans culpabiliser. Après j’ai découvert Twitter (à peu près au moment où je suis devenue féministe – il y a un lien) et j’ai trouvé d’autres façons de procrastiner. Entre-temps je me suis fait une honorable culture de cinéma classique, composée d’excellents films que j’évite désormais de revoir.
Si vous êtes là et que vous n’êtes pas féministe, quelques conseils. 1) Devenez féministe, non mais ! 2) Débrouillez-vous pour regarder en urgence tous ces films si vous voulez avoir la chance de les apprécier un jour.
Catégorie blockbusters
♣ James Bond
On se réveille un beau matin, on traîne sur des sites féministes, et on entend parler de « la scène de viol dans Goldfinger » . Et là, soudain, on se demande comment on a fait pour ne pas voir le problème à … 10 ou 12 ans. Goldfinger est probablement l’exemple le plus caractéristique de l’érotisation du non-consentement dans la série des James Bond, mais c’est une constante, dans les premiers films comme dans les plus récents (voir l’analyse de la scène de Spectre dans la vidéo sur Harrison Ford).
♣ L’ensemble de la filmographie d’Harrison Ford
Une vidéo se propose très pédagogiquement de ruiner votre adolescence en 15 minutes chrono, en particulier Star Wars, Indiana Jones et Blade Runner. Je n’ai donc pas grand chose à ajouter…
Catégorie grands classiques
♣ L’Aurore de Murnau
L’Aurore c’est un des plus durs à critiquer. Non parce que vraiment je vous jure, c’est vraiment très très beau. Evidemment ce serait mieux si le pitch c’était pas la réconciliation d’un couple après que le mari a essayé de tuer sa femme, manipulé (oui, parce que lui c’est un bon gars au fond) par une terrible vamp qui lui souffle des idées de meurtre en surimpression.
♣ Un Américain à Paris de Vincente Minnelli
Celui-là, je l’ai vu après être devenue féministe. Et vraiment, je vous promets, ce n’est pas du tout une bonne expérience (c’était tellement terrible que j’en ai fait un billet) : regardez-le vraiment avant.
♣ Tout Hitchcock
Comme disait Truffaut, celui qui « filmait les scènes de meurtre comme des scènes d’amour et les scènes d’amour comme des scènes de meurtre ». Alors il y aurait surtout beaucoup de choses à dire sur ce que dit la critique sur les aspects les plus sexistes du cinéma d’Hitchcock (avec une mention spéciale pour les interprétations néo-platoniciennes de Vertigo), sur la valorisation du male gaze chez Hitchcock par la Nouvelle Vague, et sur la façon dont Hitchcock lui-même parle de ses films, mais il se trouve que c’est une assez bonne description. Sur Hitchcock, je suis plus partagée (en-dehors du fait qu’il harcelait sexuellement ses actrices, je veux dire) : tout ne met pas systématiquement mal à l’aise, il y a de très grands personnages féminins – je baverai toujours devant Ingrid Bergman dans Notorious quoi qu’il arrive – mais par petites touches, par ci par là, ça laisse un petit goût amer. Par précaution, regardez tous ses films avant.
♣ Casablanca de Michael Curtiz
Humphrey Bogart n’est peut-être pas un nazi ni un collabo, mais reste un beau connard (arrivera-t-il à surmonter sa rancœur envers la femme qui l’a quitté ? C’est dur quand même, et puis c’est un anti-héros, il n’est pas parfait et au fond c’est un homme tendre et fragile). Et la rédemption à la dernière minute du flic-violeur, ça pique un peu aussi. Et malgré tout, classique de chez classique, c’est le sommet du romantisme assumé sur un scénario pauvre qui arrive pourtant à ne pas se casser la gueule dans la niaiserie. Bref, c’est absolument génial.
Catégorie Nouvelle Vague, Nouvel Hollywood et indépendants
On trouvera sous cette catégorie tous les films qui, pour faire très très court, accompagnent la révolution sexuelle tout en manifestant une volonté de renouvellement esthétique dans la production cinématographique de leur époque. Mais on attend toujours la révolution féministe.
♣ Tout Truffaut
Truffaut, c’est compliqué. J’arrive pas à le renier complètement, mais quand même, c’est compliqué. J’ai adoré L’homme qui aimait les femmes ; pour vous dire je pensais même que les féministes qui l’avaient critiqué à l’époque l’avaient mal compris. Truffaut c’est compliqué parce qu’il y a à la fois une mise en scène et une critique du regard masculin et, très largement, une valorisation de celui-ci accompagnée d’une très forte nostalgie pour une période « pré-féministe » des relations hommes/femmes. C’est quand même le réalisateur qui a fait jouer les deux rôles féminins d’un même film par la même femme, et qui nous montre son alter-ego joué par Jean-Pierre Léaud se balader partout en se demandant si les femmes sont magiques (chacun⋅e ses questions existentielles hein).
Même des films qui ont de très beaux personnages féminins actifs et très travaillés au premier plan, comme Vivement Dimanche !, peuvent s’achever par un monologue d’identification du réalisateur à l’auteur d’un meurtre conjugal.
La Mariée était en noir reste l’un des seuls que je revois avec énormément de plaisir – si on évite les discussions à la con entre Truffaut et Hitchcock sur la virginité de l’héroïne – mais il reste très représentatif des hésitations entre l’auto-critique du regard masculin et sa mise en scène constante.

Critique et pratique du fétichisme
♣ The Graduate de Mike Nichols
Film absolument iconique du Nouvel Hollywood. On renverse les conventions sociales, tout en s’en balançant allègrement du consentement (consentement du jeune personnage masculin en l’occurrence) et en suggérant que les femmes se vengent des hommes qui les quittent en disant qu’ils les ont violées. Bien sûr, ça n’empêche pas Ann Bancroft d’être extraordinaire, mais on reste avec une bonne grosse impression de malaise.
♣ M.A.S.H. de Robert Altman
J’ai adoré M.A.S.H. Mais j’étais pas encore féministe. En fait, ça craint. C’est assez typique du cinéma-indépendant-qui-critique-la-société-et-révolutionne-les-mœurs-sexuelles-en-harcelant-les-meufs-à-tour-de-bras (un genre en soi).
♣ Hannah et ses soeurs, Husbands and wives et Manhattan de Woody Allen

Tracy, 17 ans, et Isaac, 42 ans
Quand je n’étais pas féministe, j’ai dû regarder une bonne quinzaine de films de Woody Allen. Je suppose qu’à l’époque, je devais séparer la vie et l’oeuvre, tout ça. Et puis rétrospectivement, ben, y’a un moment où l’érotisation des relations prof-élève, adulte-mineure et des agressions sexuelles, ça commence à se voir (… quand je pense que j’ai découvert le concerto en Fa de Bach en voyant une scène d’agression sexuelle, c’est terrible…). Et quand le réalisateur joue dans la moitié de ses films, ça n’aide pas.
Les relations impliquant une grande différence d’âge, un rapport d’autorité lié à un statut officiel ou symbolique d’enseignant à l’égard d’une élève sont des constantes des œuvres de Woody Allen. Ce qui est probablement le plus pervers, c’est que la désapprobation sociale et/ou l’interdit sont en général mis en scène dans le film, mais c’est finalement la jeune fille qui initie elle-même la transgression, comme le personnage de Juliette Lewis dans Husbands and Wives qui ne sort qu’avec des hommes plus âgés et demande à son professeur de littérature – réticent – de l’embrasser.
♣ Il était une fois en Amérique de Sergio Leone
Il faudrait plus largement parler de la complaisance envers la violence masculine dans le film de gangster, mais je me suis arrêtée au très très soft dans la filmographie. C’est une représentation assez difficile à critiquer dans la mesure où il y a un parti-pris initial de suspension du jugement moral. Mais quand même, quand on se retrouve à plaindre le personnage principal parce que son amour d’enfance qu’il a violée parce qu’elle voulait pas parce qu’il était mafieux a fini par vivre avec son-meilleur-pote-qui-était-aussi-mafieux-que-lui-d’abord, ça cause un léger malaise. Sans parler de la complaisance dans la représentation du viol d’une femme par la bande, où l’on nous montre plus ou moins que les femmes aiment être violées (très original, très subversif).
Donc encore un de mes films préférés que je reverrai peut-être jamais.
♣ Parle avec elle et Talons Aiguilles d’Almodovar
… Cet étrange mélange de queer et de culture du viol. Mais c’est super beau sinon.
En conclusion
Si à ce stade vous vous inquiétez et vous voulez purement et simplement renoncer au féminisme, consolez-vous, il vous reste tout de même de très belles choses à voir. Comme moi vous découvrirez que Dirty Dancing est un film merveilleux. Vous n’aurez plus John Wayne mais il restera Ann Bancroft dans Seven Women. Et vous regarderez une bonne centaine de fois Johnny Guitar.
To be continued : ce billet au ton potentiellement très normatif en raison du format choisi est d’abord une façon de décrire mon expérience personnelle de cinéphile / spectatrice, qui dans mon cas a énormément beaucoup évolué en fonction de ma sensibilisation au féminisme et créé des formes de conflit dans mon appréciation esthétique, mon rapport affectif à certains films, plutôt qu’un simple ajout de type critique. Ce n’est cependant pas forcément le cas de tout le monde : les types de plaisir sont multiples et certaines personnes trouvent d’abord un surcroît de plaisir dans le recul critique qu’elles acquièrent à l’égard de certaines œuvres. C’est une question que j’essaierai d’aborder plus longuement et sous un format adapté prochainement. D’ici là vos remarques et vos propres expériences m’intéressent !
Bonjour,
Déjà merci pour votre article au sujet fort intéressant. Etant « déjà » féministe convaincu, j’admets avoir été déstabilisé par la présence de certains films présents ici, souvent à juste titre. Mais dans certains cas, comme The Graduate pour prendre un exemple, j’avoue ne pas réellement comprendre. Il est vrai que la question du consentement est complètement absente du film, mais quoi de mieux justement que de renverser l’ordre établi et de proposer une lecture inverse où l’homme est dominé, et où son consentement n’est pas requis ? Et puis quand à la manière qu’ont les femmes de se venger dans le film, j’avoue n’y voir rien de sexiste, mais un simple déroulement scénaristique. Enfin à aucun moment je pense qu’un spectateur regardant ce film se dira « les femmes ne sont pas violées, elles portent juste plainte pour se venger », et cette idée n’était je pense en aucun cas l’intention de l’auteur. Enfin il est toujours difficile de savoir faire la part des choses entre liberté scénaristique et représentations sexistes…
Je vous avoue donc que selon moi certains films cultes auraient davantage mérités leur place dans cet article, à commencer par le nauséabond « La Leçon de Piano » de Jane Campion (comme quoi c’est vraiment pas parce qu’on est une femme qu’on est pas sexiste), qui banalise complètement le viol en l’érotisant, bien davantage d’ailleurs que dans Il était une fois en Amérique où comme vous le dites où tout jugement moral est initialement suspendu.
Merci pour votre réponse,
Lucas
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Bonjour Lucas,
Merci pour votre commentaire.
Une précision d’abord : j’ai pris comme premier critère « d’inclusion » mon malaise à l’égard de certains films, qui peut dépendre d’aspects assez divers et parfois traditionnellement exclus du jugement esthétique, comme les agressions réelles commises par les réalisateurs par exemple (dans le cas de Woody Allen et Hitchcock), la réception et les interprétations d’une oeuvre, et le contexte général de culture du viol et des représentations récurrentes des violences sexuelles.
C’est en particulier ce dernier point qui me semble important dans le cas des deux films que vous citez : pour « The Graduate », la fausse accusation de viol d’une femme par vengeance est précision un élément scénaristique répandu, autant qu’une représentation commune concernant le viol (« les femmes mentent / portent de fausses accusations parce qu’elles sont intéressées ou veulent se venger »). Peu importe l’intention : ces représentations existent, et à mon sens le film les reconduit.
De la même façon, le rapport de pouvoir entre les personnages dans The Graduate répond à un schéma assez courant « d’initiation » et de « séduction » qui occulte le non-consentement du personnage. La relation est perçue comme bizarre en raison de la différence d’âge, mais la position de faiblesse et la naïveté du jeune homme sont largement exploités à des fins humoristiques : le renversement ne conduit pas à problématiser la question du consentement.
En ce qui concerne « Once upon a Time in America », il y a en fait deux scènes de viol qui posent des problèmes différents, et qui fonctionnent également en miroir, sur un modèle d’opposition entre la femme pure (Deborah) et la prostituée (Carol). La suspension du jugement moral ne change rien au fait en particulier que l’on montre un viol dans lequel la victime « aime ça », à tel point que beaucoup de spectateurs suggèrent qu’il ne s’agit pas vraiment d’un viol (pour une femme violée lors d’une attaque par des hommes armés donc). Le viol de Deborah pose le problème différemment, et là encore les réactions varient en fonction des spectateurs. Cette représentation me semble moins problématique, mais la question de l’empathie se pose réellement. Pour prendre un commentaire au hasard sur un forum où cette scène est discutée, voici une interprétation qui en est donnée :
« I can’t help feeling that Noodles is much more Deborah’s victim than the other way round. Deborah wants him to change his lifestyle but basically never thought for a minute about changing her own for his sake. She views him more as a toy than as a life companion. The fact that she becomes Max’s lover in spite of her knowing what kind of bastard he is tells the whole story about her personality. In the rape scene, she starts kissing Noodles as a lover while bidding him goodbye at the same time: poor blob Noodles thinks that she is asking him, an a confuse way, to help her change her mind by possessing her: I have the definite impression that the « rape » starts as an amorous play. and then, when she definitely makes up her mind about going her own way, Noodles is gone too far ahead to go back. »
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Bonjour, si je puis me permettre, il me semble que vous mélangez un peu tout : des films où se situent des scènes problématiques (un des viols d’Il était une fois en Amérique qui pose un problème), des faits qui se sont déroulés dans la réalité et non dans des films (Hitchcock harcelant Tippi Hedren sur le tournage des Oiseaux – pas ses autres actrices au fait) et des filmographies entières sans faire de distinction entre les films. Autre exemple : mettre sur le même pied la scène de Blade Runner incriminée dans la video (Deckard violent avec Rachel – on peut noter que c’est un film qui prend la défense d’androïdes traités en esclave et que Rachel est une androïde) et les scènes de flirt entre Leia et Han Solo n’a aucun sens. La romance Solo-Leia commence dès le premier Star Wars et le baiser de L’Empire contre-attaque est l’aboutissement de mois ou années de flirt reposant sur une attirance réciproque et manifeste dès le début. J’ai de la sympathie pour le mouvement féministe mais bannir tout Hitchcock, tout Truffaut, tout Allen alors qu’ils ont fait des films si riches et si différents (Hitchcock et Allen ont créé de magnifiques et inoubliables portraits de femmes, faut-il le rappeler ?) refuser de revoir leur films, c’est s’arrêter complètement de réfléchir et se fermer à toute discussion. Or, pour dénoncer utilement le féminisme, encore faut-il voir (et pour bien voir, souvent, il faut revoir) les films en questions. Ne m’en veuillez pas de ce commentaire spontané que vous pouvez bien entendu supprimer s’il vous déplait.
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