Pas de livre aujourd’hui, mais un très très grand film d’Otto Preminger dont j’avais envie de parler depuis un moment: Anatomy of a murder, ou en français, Autopsie d’un meurtre. Avant de préciser pourquoi ce film m’a particulièrement frappée et intéressée en tant que féministe, je voudrais donner quelques très bonnes raisons de se précipiter pour le voir (légalement, illégalement, c’est un classique, vous le trouverez):
1. Il y a James Stewart, qui est l’un des plus grands acteurs américains de sa génération (celle de Mitchum ou de Cary Grant). ET c’est un de ses meilleurs rôles, et de ses meilleurs films, avec Sueurs Froides, Fenêtre sur cour, The shop around the corner, La vie est belle et pas mal d’autres en fait.
2. C’est Duke Ellington à la musique, donc on ne fait pas la fine bouche et on regarde.
3. Je n’ai pas encore vu de meilleur film de procès, même si Douze hommes en colère est au même niveau. Le film est même utilisé en cours de droit (lé-gi-ti-mi-té).
4. Voir ce film vous donnera envie de vous plonger dans la filmographie d’Otto Preminger, et Laura étant une merveille, ce serait dommage de s’en priver.
5. Parce qu’Otto Preminger, comme toujours, adapte des romans chouettes mais sans plus, et peut partir d’intrigues complètement stéréotypées et attendues pour faire quelque chose de poignant, d’inquiétant et de fascinant (regardez Angel face en particulier). Comme beaucoup de réalisateurs de cette époque, aucun complexe à faire à 200% un film de genre (ici, un film de procès, le film noir étant assez dominant dans sa filmographie), tout en proposant quelque chose de très intéressant et d’original.
L’intrigue en quelques mots
Donc, Anatomy of a murder, ce n’est pas le procès d’un violeur, mais le procès d’un militaire, Manion, marié à une jeune femme qui drague à peu près tout le monde, et qui tue (Manion, pas sa femme) l’aubergiste de sa petite ville. Comme il risque la peine de mort, il fait appel à James Stewart, l’avocat du coin, qui n’a pas eu de boulot depuis un bail, et qui passe l’essentiel de son temps à pêcher avec son pote bourré et à jouer du piano. Comme lui et sa bande commencent à manquer un peu de sous, ils comptent sur ce procès pour remettre les choses à flot.
La ligne de défense retenue par l’accusé et l’avocat consiste à montrer que Manion n’était pas en pleine possession de sa volonté au moment du crime (« irresistible impulse »). Évidemment, l’excuse psychiatrique, c’est du flan, mais c’est la seule défense possible pour Manion.
Petite digression: rape & revenge au cinéma
On apprend au début du film que Manion a tué Quill (l’aubergiste), parce que celui-ci venait de violer sa femme Laura.
Si Preminger avait commencé à filmer avant que Manion fasse appel à Stewart, on aurait pu avoir un super film de « rape and revenge »: Laura flirte avec Quill, il l’emmène faire un tour en voiture, il la viole, elle s’enfuit et va tout raconter à son mari, elle expire dans ses bras, comme ça plus besoin de personnage féminin, il prend son flingue, va trouver Quill et le tue (au terme d’une longue quête qui fera toute la saveur du film).
Ce scénario est un trope très fréquent (dans la version pure du rape&revenge, c’est la femme qui se venge elle-même, celle où ses proches s’en chargent a pu recevoir le nom de woman in refrigerators) particulièrement dans le cinéma de genre comme le film d’horreur ou le western (par exemple, le très beau film de Lang, L’Ange des maudits).
Il est assez pratique, parce qu’il offre des possibilités narratives ou expressives évidentes:
- représenter le viol ou la torture d’un personnage féminin de manière sexualisée et complaisante, particulièrement dans les films d’horreur.
- donner une motivation aux actions du personnage masculin principal et lui construire une psychologie profonde et élaborée (l’homme meurtri). Vu dans The Mentalist par exemple.
- ne pas avoir à développer de personnages féminins actifs pour l’intrigue principale, la présence féminine étant assurée par le traumatisme initial.
- petite variante Sergio Leone: au lieu de placer le meurtre/viol au début, le dévoiler progressivement sous forme de flashbacks au son d’un leitmotiv composé par Ennio Morricone, matérialisé par une montre-boîte à musique avec laquelle le gros affreux tue ses victimes (For a few dollars more par exemple. Existe en version masculine dans Once upon a time in the west avec Harmonica). Effet assuré lors du duel final.
… et comment Otto Preminger fait complètement autre chose
Donc, c’est justement tout ce qu’Otto Preminger ne fait pas: on est dans un film de procès; tout s’est déjà passé. Il s’agit juste de sortir le meurtrier/vengeur d’affaire en montrant qu’il n’a obéi qu’à une « pulsion irrésistible ».
Que vient faire le viol là-dedans? Pourquoi sa représentation est-elle complètement à l’opposé des exemples précédents?
D’abord, le viol n’est pas à première vue un élément central du procès: c’est Stewart qui décide d’en faire la pierre de voûte de la défense – les avocats de l’accusation essaient à plusieurs reprise d’empêcher le sujet d’être abordé, en avançant que ce n’est pas pertinent pour juger de la culpabilité de Manion. James Stewart au contraire, répète que l’on ne peut pas comprendre le crime de Manion (i.e. sa « folie » passagère) que si le fait du viol est établi. Le meurtre est lui, parfaitement établi; c’est donc la réalité du viol de Laura qu’il s’agit de démontrer dans la plus grande partie du film, et pas seulement le fait qu’elle ait eu une relation sexuelle avec Quill.
Rape and revenge: « not legally justified »
Ce déplacement est particulièrement visible à travers le personnage de Manion, qui est « l’accusé du procès », un rôle qui est traditionnellement central à côté de celui de l’avocat. Or, dans Anatomy of a murder, la relation avocat-client ne fait pas vraiment l’objet d’un développement narratif. C’est donc un personnage qui est relativement en retrait pour un film de procès, d’autant plus que Laura y occupe une place plus importante que prévu.
Ce qui est vraiment intéressant, c’est que les représentations traditionnelles du viol dans les films ont une énorme tendance à justifier la vengeance dans le schéma « rape & revenge »: ok, dans l’absolu, tuer, c’est mal mais… c’était un viol/meurtre de sa femme/fille donc, bon… En général, il n’est pas trop difficile de s’identifier au justicier solitaire assoiffé de vengeance et de le trouver sympathique, voire conforme à une certaine idée de la virilité. C’est une autre raison pour laquelle la critique féministe rejette le schéma « rape & revenge » comme une valorisation des valeurs viriles, et non une condamnation réelle du viol.
Dans Anatomy of a murder, cette réaction est assez clairement désignée comme une connerie machiste d’un autre temps: Manion, militaire, est presque surpris qu’on puisse lui reprocher quelque chose, car il aurait de son côté « the unwritten law » (entendez la loi du Talion, traditionnellement associée à une justice virile). James Stewart au début du film, lui énonce les moyens de le disculper du meurtre. 1/ ce n’était pas un meurtre. 2/ ce n’était pas lui. 3/ le meurtre était « legally justified » (défense de sa propriété, légitime défense). 4/ le meurtre était excusable. Manion coche « 3/ »:
Why? Why wouldn’t I be legally justified in killing the man who raped my wife?
Dès lors, le film ne nous montre pas comment, finalement, un homme qui venge le viol de sa femme n’a pas si tort que ça, mais montre les difficultés inhérentes à l’établissement du fait de viol dans un contexte juridique, mais aussi social.
Parler du viol dans le cinéma hollywoodien
Première remarque à ce stade: l’introduction de la thématique du viol, en particulier dans un procès où il s’agit pour les protagonistes d’évoquer les faits de manière précise, est extrêmement importante quant à l’histoire des relations entre d’un côté les idées de décence, violence et moralité, de l’autre le cinéma américain. Un blogueur parle ainsi du film, sous le titre « movies that matter« :
Watching this film at home in 2013, it won’t surprise you to hear the characters discuss rape so freely. Likewise, the use of the word “sperm” and discussion of “violating” a woman are tame by today’s standards. But in 1959, the Production Code – a list of prohibited subjects that, if violated, could prevent a movie from distributed – was still in effect. Among the Code’s prohibitions were “any inference of sex perversion” and “any lecherous or licentious notice.”
Si le film est régulièrement montré à des étudiants en droit, c’est surtout parce que la démarche pragmatique de James Stewart (obtenir la relaxe de son client, alors qu’il sait pertinent que le crime était prémédité et perpétré volontairement) tranche avec la perspective des histoires de procès jusqu’alors (the TRUTH, JUSTICE, Good and Evil, etc.).
En dépit de cette approche pragmatique qui fait que le spectateur croise les doigts tout le long du film pour que James Stewart fasse relaxer Manion (même si Manion n’est pas le type le plus chouette du monde), c’est justement la mise en échec de certaines de ses techniques qui est intéressante.
Déconstruire la parfaite victime de viol
En effet, le gros problème (selon lui, mais c’est aussi ressenti de cette façon par le spectateur), c’est que Laura, la femme de Manion violée par Quill, n’arrête pas de draguer tout ce qui bouge (en premier lieu James Stewart, je la comprends), s’habille en petite jupe ou petite pantalon moulant, bref, a tout d’une « salope allumeuse », et rien du portrait idéal de la victime de viol honteuse-mais-digne-mais-traumatisée. A cela s’ajoute que pour le spectateur, le viol n’est pas clairement établi: comme James Stewart, on se contente de croire – ou non – la parole de Laura. Pour ne rien arranger, il est évident que la relation entre Manion et Laura est violente, ce qui permet de laisser penser que Laura a pu mentir pour cacher une liaison.
James Stewart, en bon avocat pragmatique, entreprend donc de relooker Laura en « bonne victime de viol » (en bonne petite épouse plus précisément), avec un tailleur BCBG, et une gaine en-dessous (gaine que Laura rend à James Stewart à la fin du procès en guise de souvenir). Il lui conseille aussi de rester à distance des hommes et des flippers le temps du procès. Évidemment, ça foire complètement, puisque la première chose que demande les avocats de l’accusation aux témoins, c’est si Laura s’habille comme ça en général (« ben non, elle a plutôt une petite jupe courte, moulante et sexy, et pas de lunettes »).
Until this trial’s over, you’re going to be a meek little housewife… with horn-rimmed spectacles… and you’re going to stay away from men and juke joints… and booze and pinball machines…and you’re going to wear a skirt and low-heeled shoes and a girdle. And especially a girdle. Look, Laura… believe me, I don’t usually complain of an attractive jiggle… but you save that jiggle for your husband to look at… if and when I get him out of jail.
Il est intéressant de voir que, si le film est généralement décrit comme un film qui s’attache à montrer les mécanismes rhétoriques qui permettent à Manion d’être acquitté grâce à James Stewart, la transformation de Laura est presque contre-productive: le film montre que conformer Laura au modèle de la parfaite victime de viol ne fait que discréditer sa parole.
En cela, le film nous permet de réfléchir aux conséquences des mythes sur le viol: le fait de construire un scénario-type de « viol-viol », normatif (c’est, en gros, l’image du violeur marginal armé dans un parking ou une ruelle sombre), empêche les institutions policières et judiciaires de croire une victime dont le viol ne se conforme pas à ce modèle.
Dans le cas de Laura, le violeur est un ami de la victime, avec qui elle flirte volontairement sans envisager cependant d’avoir des relations sexuelles avec lui: deux éléments qui sont très fréquemment utilisés pour discréditer la paroles des victimes de viol (« elle ment sûrement pour ne pas subir les conséquences de son adultère auprès de son mari / pour se venger de son ami pour une raison inconnue / elle allume tout le monde donc on le comprend, et il ne pouvait pas savoir qu’elle n’était pas consentante / elle allume tout le monde donc en fait elle le voulait un peu »). Même un élément traditionnellement attaché au scénario-type du viol dans l’inconscient collectif – la violence du rapport – ne suffit pas dans Anatomy of a murder à prouver le crime. Le fait que le viol ait eu lieu dans un coin de la forêt connu comme celui où les jeunes couples s’envoient en l’air dans leur voiture n’arrange rien.
C’est à cause de ces mythes sur le viol que la parole des victimes est systématiquement mise en doute, et que les dépôts de plainte sont rares, car la victime a d’autant moins de chances d’être crue qu’elle s’éloigne du scénario-type du viol. Cela concerne en particulier tous les viols qui surviennent dans des contextes « amoureux »: les viols conjugaux, qui représentent la majorité des cas de viol; le rape date, où le viol est commis lors d’un rendez-vous amoureux, où le viol peut survenir après des gestes sexuels consentis (baisers, caresses, masturbation, ou même une relation sexuelle antérieure, etc.); les viols commis contre des prostitué-e-s…
Les mythes sont aussi très problématiques lorsque la victime ne se défend pas contre l’agresseur.e. Rappelons dans dans plus de 80% des cas, les victimes de viols connaissent leur agresseur.e, et que le crime est majoritairement commis au domicile de l’agresseur.e. ou de la victime. Sur ce sujet fondamental pour lutter contre les violences sexuelles, je vous renvoie à la série de billets très détaillés du site « antisexisme » sur les mythes sur le viol.
Anatomy of a murder désamorce à mon avis ces mythes, en abordant le sujet très délicat du viol, bien avant que les théorisations féministes de la culture du viol n’aient vu le jour. On pourrait bien sûr lui reprocher de minimiser la gravité du crime, dans la mesure où le film ne met pas en scène le viol lui-même dans toute son horreur, ou n’insiste pas sur le traumatisme.
Mais ces éléments peuvent aussi bien participer d’une uniformisation des représentations du viol (par exemple, l’image systématique d’une victime prostrée dans les journaux) et sur la « bonne conduite » à tenir pour une victime de violences sexuelles (viol, agressions, harcèlement): rester prostré-e, pleurer, être traumatisé-e, en parler toujours avec beaucoup de gravité (affaire Tristane Banon), se suicider, ne pas vouloir tirer de profit financier d’un procès (affaire DSK-Sofitel), ne plus avoir de relations sexuelles avec personne, et surtout ne plus croiser le chemin de son agresseur-e. (affaires Tron, Julien Assange et Clarence Thomas), alors que l’attitude des victimes face à un événement par ailleurs très banal est toujours extrêmement variable – une victime de viol continue en général de vivre comme avant, d’aller au travail, de rire, de voir ses ami-e-s.
Parler du viol, dé-sexualiser le viol: une représentation subversive du viol au cinéma
Un article de blog, intitulé « Movies that Matter« , souligne en particulier le caractère subversif et incorrect du film dans le contexte des conventions morales de représentation de toute chose à connotation sexuelle à Hollywood.
Aujourd’hui, la description du viol comme fait au cinéma ne choque personne. Les critiques de la représentation du viol se concentrent sur la complaisance avec laquelle il peut être représenté à l’écran (on reproche à ces films de rendre le viol « sexy »), mais le fait de parler du viol ne nous semble pas « sale » ou « obscène ». En réalité, le fait de considérer le viol comme quelque chose d’obscène fait aussi partie de la culture du viol: certes, on parle aujourd’hui du viol au cinéma ou dans les journaux, mais une victime de viol, ou d’agression sexuelle, ne va pas évoquer le sujet à un déjeuner de famille alors qu’elle pourrait très bien évoquer une agression violente, ou un vol avec violence, ou un cambriolage – cela ne se fait pas, parce qu’on confère un caractère sexuel au viol. En réalité, cela provient d’une confusion très problématique entre viol et relation sexuelle, une confusion contre laquelle les féministes se battent depuis plusieurs décennies: le viol est d’abord une violence; il n’est sexuel que pour la personne qui le commet (même si parfois l’intention du viol peut être non-sexuelle, quand il est utilisé comme une arme pour humilier, dominer, réduire, faire du mal, punir).
Anatomy of a murder a le grand mérite de dé-sexualiser le viol, de rejeter toute représentation complaisante (« hahaha DSK sort tout nu de sa salle de bain »). Anatomy of a murder a son « peignoir du Sofitel »: la culotte de Laura. Mais l’humour avec lequel est traité cet élément est aux antipodes des 8675 caricatures de DSK en peignoir: ce qui est tourné en dérision dans le film, c’est justement la gêne que cet élément suscite, notamment auprès des 4 ou 5 personnages masculins au sein des institutions judiciaires, en premier lieu James Stewart, dans la scène citée plus haut. Lors du procès, on commence par évoquer la culotte par un euphémisme, « undergarnment », mais le mot n’est pas suffisamment clair. Le juge fait alors signe aux avocats de s’approcher, et une conversation commence à voix basse:
JUDGE: All the details should now be made clear to the jury. What exactly was the undergarment just referred to?
BIEGLER: Panties, your honor.
JUDGE: There is a certain light connotation to the word ‘panties.’ Can you think of anything else to call them?
PROSECUTOR #1: I never heard my wife call them anything else.
BIEGLER: I’m a bachelor, Your Honor.
JUDGE: That’s a great help. Mr. Dancer?
PROSECUTOR #2: When I was overseas during the war, Your Honor, I learned a French word. I’m afraid that might be slightly suggestive.
JUDGE: Most French words are.
Lorsque le juge utilise enfin le mot « panties », l’assistance éclate de rire.
JUDGE: For the benefit of the jury, but more especially for the spectators, the undergarment referred to in the testimony was, to be exact, Mrs Manion’s panties. I wanted you to get your snickering over and done with. This pair of panties will be mentioned again in the course of this trial, and when it happens, there will not be one laugh, one snicker, one giggle, or even one smirk in my courtroom. There isn’t anything comic about a pair of panties which figure in the violent death of one man and the possible incarceration of another.
Je cite l’auteur du billet « Movies that Matter »:
in this moment, Preminger reveals that the entire film exists to push the boundaries of speech and sexuality, to confront audiences with difficult questions of sexuality, feminism, and violence that they have been avoiding but were bubbling up in society.
Le refus à la fois de l’euphémisme pudibond et de la représentation complaisante permet à Anatomy of a murder de promouvoir une parole simple, appaisée, précise et sereine sur les violences sexuelles. En dernier lieu, ce sera justement la culotte de Laura qui permettra de prouver la réalité du viol.
« Les femmes mentent »: Anatomy of a murder ou l’anti-Gone Girl
Si vous vous souvenez des critiques concernant le film « Gone Girl » à propos de la représentation du viol, qui mettait en scène le mythe « les femmes mentent et inventent des viols pour X raison », regardez Anatomy of a murder, qui est tout le contraire: dans le film, ce sont les hommes qui mentent, soit pour s’en sortir, soit par intérêt amoureux. Au contraire, les femmes que l’on accuse de mentir pour des motifs similaires (cacher leur adultère, sauver l’homme qu’elles aiment, venger l’homme qu’elles aiment) se révèlent être d’une grande droiture morale.
Tout d’abord autour du personnage de Laura Manion: le récit de celle-ci est d’emblée extrêmement honnête. Le dialogue entre James Stewart et Laura au début du film, dans lequel elle raconte l’épisode du viol, est particulièrement frappant car Laura raconte cet épisode dans un contexte de « séduction » à l’égard de Stewart (qui en bon vieux bachelor est terriblement gêné par la situation). Ce contexte de séduction est aussi très particulier puisque Laura n’hésite pas à le rendre explicite, ce qui est totalement contraire aux conventions habituelles de séduction (où la femme doit tout « suggérer » mais ne rien laisser paraître): « you for instance, you’re interested ». Ce dialogue est une immense charge contre les formes de slut-shaming qui accompagnent la culture du viol: Laura est une femme qui s’habille sexy, qui a parfaitement admis le fait d’être regardée et d’être regardée comme attirante, et qui aime l’être.
Plus profondément, Laura croit à la possibilité de relations de séduction entre deux personnes qui n’impliquent aucune « relation sexuelle due »: le viol est ainsi détaché du jeu de familiarité et de séduction qu’entretient Laura avec tous les hommes, de son plein gré – c’est une manière d’insister sur la valeur du consentement. Laura n’estime pas avoir à se méfier des hommes; elle ne pense pas que danser avec quelqu’un, lui parler familièrement et accepter qu’un homme la raccompagne chez elle en voiture, diminue la valeur de son consentement pour qualifier le rapport sexuel imposé par Quill de viol. De toute évidence, en revanche, le viol commis par Quill est justifié par une forme violente de slut-shaming: si Laura sort sans son mari, habillée en jupe et en faisant copain-copine avec tous les militaires (« army slut », elle mérite d’être violée).
– … he drove on before I could say yes or no.
– Were you alarmed?
– No. I’m not usually afraid of men. And anyway, he hadn’t touched me
or even said anything out of the way.
– Well, doesn’t a woman sort of instinctively know… when a fellow’s on the make?
– Oh, sure, but that’s only usual with me. With men, I mean. Almost all men. Ever since I was a kid.
– You, for instance. You’re interested… but there’s no reason to be afraid of you. It was like that with Barney.
[…]
– And Barney began to try to get at me… and I fought him off as best I could, but he was terribly strong.
– Did you cry out? Did you scream?
– Didn’t seem to be much use out there in the woods. He began to shout names at me, like… »Army slut » and other names. And then he drew back and hit me with his fist. He hit me again, and I didn’t fight anymore. I must have been only half-conscious, but… I know that he tore my panties off and did what he wanted.
– Now, the newspaper said that a doctor examined you…and said that he didn’t think you’d been raped.
– I don’t care what the doctor thought. A woman doesn’t mistake these things.
– All right. All right. Now, go ahead.
– Well, Mrs. Manion, believe me, I’m not in the least
– Call me Laura.
– Laura, I’m only interested in helping your husband. Nothing more. I don’t mean you’d try anything.
– I just mean it’s- it’s the way you look at me.
– It would be very difficult not to look at you.
– Oh, the way I dress, you mean? You don’t like it?
– No, I love it. I just love it. Now, we’d better keep moving along with this thing. Now, how were you dressed that night?
– Oh, in a sweater like this and a skirt.
– And the rest– what about that?
– Underneath? I had on a slip and panties and a bra.
– No girdle?
– I don’t need a girdle. Do you think I do?
– I don’t know. I don’t know. How should I… – Look, I’m only concerned with a few facts… that might be of help to me in the defense of your husband.
– That’s all.
– Well, I don’t wear one.
– Okay. No girdle. Okay.
On peut voir le contraste entre ce premier récit, et le dialogue entre l’accusation et Laura au moment du procès, au cours duquel l’accusation veut montrer que le rapport sexuel entre Quill et Laura était en fait consensuel, et que Laura a menti pour éviter la jalousie de son mari.
– Have you ever gone Thunder Bay Inn or elsewhere in Thunder Bay alone at night?
– Yes, sometimes.
– Did your husband know you were going?
– Not always. He goes to sleep early and sometimes I’m restless.
– Where did you go on these occasions?
– Oh, I’d take a walk by the lake or went to the bingo place, maybe to the Inn.
– Ever go to meet another man?
– No I didn’t, I never did that.
– You mean to say Mrs. Manion, a lovely woman like yourself, attracted to men, lonely, restless, that you never once-
– Defense: Objection, your Honor. Witness has answered the question about other men. Counsel is now making a veiled suggestion to the jury.
– I withdraw the question. Now, Mrs. Manion, on these occasional excursions into the night did you always go and return home alone?
– Of course.
– Mrs. Manion, you testified that the reason you got into Barney Quill’s car was because you were afraid to go home alone. Why were you so frightened on this particular night?
– I said that it was because he told me bears had been seen around.
– Was this the first time you’d heard that bears came around Thunder Bay to pick up scraps
– No.
– Had you seen the bears before?
– Yes.
– Oh, this was just the first time you were afraid of them?
– No, I was always afraid of them.
– Oh, this was just the first time you were not afraid to allow a man to take you home from one of your evening prowls?
– Defense: Objection. Use of the word prowls meant to mislead the jury.
– Judge: Sustained.
– I apologize, Mrs. Manion. I didn’t mean to imply that you were a huntress. Was this the first time that you were not afraid to allow a man to take you home from one of your evening walks?
– Well, it wasn’t just that, it was-
– Oh, come now, Mrs. Manion, you should be able to answer that straight off. That’s a simple enough question.
– Defense: Your Honor, how can the witness answer straight off if the Counsel keeps interrupting the answer?
– Judge: The witness seemed a little slow to me, Mr. Biegler. However, let her complete her answers before you interrupt.
– Of course, your Honor. In any case, Mr. Biegler’s objection has given Mrs. Manion sufficient time to think of an answer to my question. You’ve thought of one, haven’t you Mrs. Manion?
– What I was going to say was, I didn’t want to offend Mr. Quill by making him think that I was afraid of him or didn’t like him. He’d been very pleasant to my husband and me when we’d been in his bar.
– That’s very good, Mrs. Manion, very good indeed.
– Defense: Your Honor, please.
– Judge: The Attorney for the People will reserve his comments for the arguments.
– I will ask you this question, Mrs. Manion. Was this the first time you had been in Barney Quill’s car at night?
Une des forces du film est de montrer que les violeurs sont des personnes parfaitement ordinaires, habituellement très sympathiques, qui ne sont pas repérables à 100km par une attitude ou une autre.
Les attitudes slut-shaming qui s’exercent à l’égard des femmes dans le film s’accompagnent d’une valorisation très forte de la vérité, et de la sincérité de leur parole. C’est le cas en particulier pour le personnage de Mary Pilant, la mystérieuse protégée de Quill (que tout le monde pense être sa maîtresse), qui suit le procès en espérant voir Manion condamné. Mary Pilant ne peut pas croire que Quill a violé Laura, car elle le connaît presque mieux que personne. Pourtant, lorsque les « panties » de Laura, introuvables sur le lieu du viol, sont mentionnés au cours du procès, elle se rend soudainement compte que l’élément apportant la preuve principale du viol a été jeté par Quill dans le linge sale de l’auberge, et apporte alors son témoignage, avec la preuve, au tribunal. L’accusation interroge alors Mary Pilant en tentant de montrer qu’elle accuse Quill par dépit amoureux, furieuse qu’il l’ait trompée avec Laura.
– Did you ever talk to Mr. Lodwick, the Prosecuting Attorney, about the death of Barney Quill?
– Yes, he came to the hotel several times after Mr. Quill was killed.
– Did you tell Mr. Lodwick that you didn’t believe Barney Quill had raped Mrs. Manion?
– Yes, I told him that.
– Now, did you ever talk to Mr. Biegler, the Defense Attorney?
– Yes.
– Was this also in connection with the shooting of Quill?
– Yes.
– Did you tell him that you didn’t believe Barney Quill had raped Mrs. Manion?
– Yes.
– How many times did you talk to Mr. Biegler?
– Twice.
– When was the last time?
– Last night.
– And have you changed your mind? Do you now believe Barney Quill raped Mrs. Manion?
– I don’t know now. I think he might have.
– When did you change your mind, last night?
– No, no, it was here this morning.
– When were you given the panties, was that last night?
[…]
– No, I was not given the panties, last night or at any other time. I found them exactly as I said.
– Do you know for a fact that Barney Quill dropped the panties down the chute or did you just assume it?
– I assumed it.
– Had you thought that perhaps someone else might have put the panties there, someone who wanted them found in the laundry?
– I hadn’t thought of that.
– And in the grip of what Mr. Biegler might call irresistible impulse you rushed in here with the panties because you wanted to crucify the character of a dead Barney Quill, isn’t that true?
– Oh no, I thought it was my duty.
– Your pride was hurt, wasn’t it?
– I don’t know what you mean.
– […] when you found the panties, was your first thought that Barney Quill might have raped Mrs. Manion, or was it that he might have been stepping out with Mrs. Manion?
– What does he mean? I don’t know what he means.
– [Judge:] Once again, Mr. Dancer, I must ask you to put straight questions to the witness.
– Here’s a straight question, your Honor. Miss Polan, were you Barney Quill’s mistress?
– No, I was not.
– Do you know it’s common knowledge in Thunder Bay that you were living with Quill?
– He was-
– Was what, Miss Polan? Barney Quill was what, Miss Polan?
– Barney Quill was my father.
Il y aurait encore plein de choses à dire de ce film passionnant, mais mon billet est déjà long: regardez-le pour de vrai!
Super article, merci !
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