[Avertissement: ce billet comporte des représentations picturales de viols]
Pourquoi, nous littéraires, passons-nous notre temps dans des vieux bouquins, qui parlent d’un autre temps, qui ne racontent souvent que des choses inventées, et qui de surcroît ne font rien pour inverser la courbe du chômage?
Une justification assez courante consiste à dire que la littérature forme l’esprit, qu’elle apporte une connaissance d’un autre genre, qu’elle apprend le Doute, l’Ambiguïté, que les grandes œuvres ne se réduisent jamais à un sens idéologique, que le Sens nous échappe toujours, qu’il vibre et ne meurt pas avec l’interprétation. Bref, nous serions, en toute modestie, les gardiens d’une forteresse contre la Dictature et la Pensée unique.
Dans une interview donnée au Monde en Mai 2014, Anne-Emmanuelle Berger, directrice de l’Institut du genre au CNRS, professeure de littérature française et d’études de genre, écrit:
[Que nous apprend la littérature ?] Autant la structure sociale est normative, autant la littérature bouleverse ces normes. Si le monde social reste un monde où les hommes dominent, si les plus grands héros de l’histoire sont des hommes, les plus grands héros de la littérature sont… des femmes ! Prenons l’exemple des Lettres persanes, où dès 1721, Montesquieu met en scène une héroïne protoféministe, Roxane, qui mène la révolte du sérail.
Affirmer comme un postulat que « la littérature bouleverse [les] normes », cela me paraît largement exagéré: la littérature peut, à mon avis, être parfaitement normative, et une oeuvre peut relever de conceptions idéologiques tout à fait stables, même si d’autres œuvres favorisent des lectures plus multiples. Il y a de nombreuses œuvres immenses qui s’inscrivent parfaitement dans les normes de leur société, et la subversion n’est absolument pas une caractéristique essentielle de la littérature (l’idée de subversion par l’art, et la définition de la littérature comme discipline séparée des autres formes de production intellectuelle sont d’ailleurs historiquement assez récentes).
Par ailleurs, je pense consacrer un jour un billet aux Lettres persanes dont l’intrigue du sérail présente un des cas de « féminisme avant l’heure » les plus étudiés de la littérature de fiction française. Mais ce n’est pas parce qu’une œuvre parle d’une façon fine et frappante de l’oppression sexuelle des femmes, que toute la Graaaaande Littératuuuuure a sa signification féministe cachée qu’il suffirait de révéler aux yeux de tous. L’argument consistant à dire que les grands héros de la littérature sont des femmes n’est pas non plus très convaincant, puisqu’il s’agit dans la plupart des cas de femmes représentées par des hommes.
Je vais tenter de poser ce problème à partir d’exemples non-littéraires, dans un domaine sur lequel je n’ai par ailleurs aucune compétence: la peinture.
Lire la suite →