Virilités académiques : (1) les personnages féminins forts comme mythe ?

Je commence une nouvelle série de billets courts (du moins, je vais essayer) à partir des contributions au tumblr « Virilités académiques » que des ami⋅es et moi avions lancé en partie pour plaisanter et qui demande encore à être complété (sortez vos archives).

Ce tumblr est constitué d’extraits très différents, issus d’ouvrages universitaires ou du moins spécialisés dans le domaine des lettres et sciences humaines et sociales (ellessachesse comme on dit chez nous) et vise à mettre en valeur leurs biais sexistes, androcentrés, hétérosexistes et hétérocentrés. Le but n’est pas simplement de ridiculiser leurs mâles auteurs, mais d’abord de mettre en valeur les théories cocasses, contestables voire totalement incompréhensibles que produit l’absence de réflexion épistémologique sur le genre et sur le point de vue masculin dans le champ de la recherche et de la critique universitaire.

Une des pièces les plus remarquables de cette collection – un texte de Jean-René Ladmiral sur la traduction – avait été auparavant longuement commentée par Claire Placial, comparatiste et spécialiste de traductologie, dans un billet passionnant. Je vais tenter de poursuivre ici l’entreprise dans le domaine de la critique et de la théorie littéraires ; les contributions au tumblr comme à cette série sont bien sûr bienvenues.

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Le mythe est partout. Donnons-en quelques exemples. Convoquons la saga débridée de Jacques Tardi, Les aventures d’Adèle Blanc-Sec qui, dans le Paris d’avant 1914, fait courir une jeune femme émancipée avec laquelle les hommes ont fort à faire. Confrontée au machisme et au machiavélisme éhontés de ses adversaires, l’héroïne nous rappelle que les mâles ont, décidément, du mal à cohabiter avec “l’autre moitié de l’humanité”. Ce faisant, Adèle Blanc-Sec nous apporte la preuve que la différence sexuelle, loin d’être un simple piment narratif, est un ressort qui, intelligemment exploité, confère aux bandes de cette série une épaisseur suffisante pour que lecteurs et lectrices échangent (au moins partiellement) leurs rôles ou postures. En bref, le modèle mythique de l’androgyne (cf. la figure du “garçon manqué”) n’est pas sans interférer sur l’idée que nous nous faisons d’Adèle Blanc-Sec.

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Déconstruction et transmission de la culture: rapport en crise ou rapport critique à l’héritage culturel?

Ce billet complète une analyse critique d’une conférence de FX Bellamy, publiée ici en Août 2015.

Sur quoi se fonde en effet le concept de genre, et le discours actuel sur le genre ? Il se fonde sur un soupçon à l’égard de la culture. Nous sommes en conflit avec la nature, et nous sommes aussi en conflit avec la culture. Quand Madame Vallaud-Belkacem répète à longueur de temps qu’il faut déconstruire les stéréotypes sexistes, elle affirme en fait que la culture est saturée de clichés sur les hommes et sur les femmes, et qu’il s’agit de les supprimer progressivement pour que nous puissions devenir enfin des êtres libres.
De fait, toute notre société, et toute la modernité en général, sont habitées par cette idée profonde selon laquelle la culture, tout ce qui nous a été transmis et qui a formé le regard que nous portons sur le monde, aliène notre liberté. La conception du monde, les valeurs, les normes et les règles qui habitent notre culture pèsent sur nous et nous enferment. C’est la raison pour laquelle la transmission de la culture est devenue en soi un problème.

François-Xavier Bellamy évoque dans cette conférence de 2014, accueillie par les AFC de Garches, Saint-Cloud et Vaucresson, la nécessité d’une réconciliation avec la culture, après avoir développé la nécessité d’une réconciliation avec la nature. C’est aussi la thématique principale de son ouvrage Les Déshérités (que je n’ai pas lu, et que je ne pourrai donc pas commenter). Ce point m’intéresse tout particulièrement, parce que c’est en réfléchissant aux mêmes problématiques que celles que soulève FX Bellamy (l’héritage, sa transmission, notre rapport à la culture, plein de choses passionnantes), mais surtout pour désamorcer ce genre de discours (assez répandu dans la droite conservatrice) que je tiens ce blog

Je ne vais pas prétendre que la transmission de la culture n’est pas devenue un problème – les réflexions philosophiques, sociologiques, politiques du XXè siècle ont en effet largement contribué à faire de la culture un problème. Mais une autre question se pose: est-ce vraiment embêtant que la culture devienne un problème? Faut-il s’inquiéter parce que notre rapport à la culture est maintenant problématique? Commencer à réfléchir sur un objet, quel qu’il soit, à adopter une démarche réflexive, c’est le problématiser, ce n’est pas le renier ou le détruire! En fait c’est bien la première fois que j’entends un prof de philo se plaindre qu’on problématise un objet.

François-Xavier Bellamy dénonce l’utilisation même du concept de genre pour aborder la culture. C’est vrai, le genre est un outil d’analyse qui a une portée critique (et polémique) très forte. Mais est-ce que la culture doit faire l’objet d’une admiration béate devant l’héritage? Peut-on se dispenser d’une démarche réflexive face à cet héritage? La culture doit-elle être cette chose sacrée et transparente face à laquelle il ne faut SURTOUT convoquer AUCUN outil d’analyse critique et plus généralement s’abstenir de toute contextualisation sociale et historique des productions culturelles?

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