Être la bienvenue dans une oeuvre

Si vous faites des études de lettres, ou même avez l’occasion d’avoir des lectures imposées, vous savez que pour beaucoup de bouquins, on referme le livre avec l’impression d’avoir lu quelque chose de très bien écrit, de brillant, d’important dans l’histoire littéraire, etc. mais… Et puis il y a ces moments où la lecture apporte quelque chose de plus, où la lecture prend plus de sens, d’émotion, où elle acquiert une portée plus personnelle.

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Fun Home, Alison Bechdel

Je pense personnellement que cette réaction de lecture est pour moi, au moins en partie, liée au genre: à force de lire d’excellents livres écrits par des hommes qui y parlent d’hommes qui parlent de choses et d’autres et notamment des femmes à partir de leur point de vue d’hommes, même quand ces livres sont géniaux, magnifiques, émouvants, subversifs, tout ce qu’on veut, on a envie d’autre chose, on cherche le livre que l’on n’a pas encore trouvé, celui où la femme n’est pas seulement un acteur secondaire qui marque l’itinéraire initiatique du héros, où la femme n’est pas seulement une muse ou une tentatrice, celui où soudain nous nous mettons à penser avec une femme qui regarde le monde autour d’elle; une œuvre qui dérègle la définition calamiteuse du cinéma par François Truffaut:

Le cinéma est un art de la femme, c’est-à-dire de l’actrice.

Le travail du metteur en scène consiste à faire faire de jolies choses à de jolies femmes, et, pour moi, les grands moments du cinéma sont la coïncidence entre les dons d’un metteur en scène et ceux d’une comédienne dirigée par lui.

L’absence de femmes dans la littérature, le cinéma, les arts est d’abord fatigante et lassante. Il n’y a pas forcément de quoi critiquer l’œuvre en elle-même, le sentiment vient juste du fait que l’œuvre devant nous ressemble aux cinquante précédentes (les vidéos de Feminist Frequency consacrées à la question sont particulièrement drôles à cet égard). On cherche la respiration qu’amènerait une parole de femme, un regard sur le monde que l’on puisse s’approprier parce qu’il cesse de nous objectiver, un personnage féminin fort dont on puisse épouser la pensée, le courage et le désir.

L’indignation n’est donc qu’une forme de cette impression face aux œuvres (certaines sont réellement odieuses et la misogynie consciente reste une posture encore acceptée aujourd’hui de la part de l’Auteur-Génial). Mais elle peut aussi se manifester par un énervement léger, provoqué par un petit détail qui nous exclut, souvent involontairement, de la communauté de lecture d’une œuvre.

J’ai été particulièrement énervée par exemple en faisant des recherches pour mon mémoire, par les petites jokes des universitaires qui parlent de leur objet d’étude (la bande dessinée) à renfort d’analogies sexuelles ou d’allégories féminines (cf. ce très beau billet sur ces procédés dans les discours sur la traduction). Je ne sais pas vraiment pourquoi ils font ça – c’est gratuit, inutile, stupide et sexiste. C’est le genre d’humour qui se fait passer pour un témoignage de rapport érotique à la littérature en étant complètement aveugle au fait que les discours sont hétéronormés, exclusivement masculins, sexistes, virilistes et putophobes. Petit florilège à l’appui:

Parce que tout est facilité par les liens étroits du texte et du dessin, la bande dessinée a une réputation de « pauvreté » intellectuelle. C’est là une bien grossière erreur. Autant reprocher à une femme d’être laide parce qu’elle est facile. (P. Fresnault-Deruelle)

A quoi bon avoir dressé la statue de dame BD, si c’est pour lui faire faire le trottoir? (P. Masson)

Ce genre de phrases m’énerve dans tous les cas. Mais il se trouve que j’ai choisi de travailler sur la bande dessinée pour mon mémoire, et que croiser trois phrases de ce type en quelques jours, c’est entendre « tu n’es pas la bienvenue. Ceci est un sujet de mecs dont nous discuterons entre mecs. Tu as le droit d’être ici, mais nous ne nous adresserons pas à toi. Contrairement à toi, nous avons une relatio privilégiée, érotique à l’art, et nous avons un langage pour le dire. Nous parlerons de l’art entre termes de pornographie – sans qu’il n’y ait rien de pornographique – de prostitution, d’acte sexuel, et de virilité. Deal with it. »

Cléo de 5 à 7: une révolution cinématographique

Des moments de réelle satisfaction, j’en ai vécu deux ces derniers mois; un film et un livre. En fait, une réalisatrice et une écrivaine: Agnès Varda et Virginia Woolf. Je consacrerai un autre billet à Woolf, et je voudrais m’arrêter sur le film d’Agnès Varda, Cléo de 5 à 7.

Delphine Seyrig, dans une interview, parle de son engagement féministe et à propos du cinéma, avance que même s’il y a d’immenses réalisateurs comme Bergman qui font des films sur les femmes, on aura, lorsque les femmes feront leurs propres films, quelque chose de très différent. La difficulté bien sûr avec ses propos, c’est qu’il est tout à fait possible de les comprendre dans un perspective essentialiste (les femmes apporteraient quelque chose de différent parce qu’elles sont essentiellement différentes), qui ne me convient pas vraiment. On trouve cette même ambiguïté (et même des professions assez franches d’essentialisme) chez Virginia Woolf, mais le problème était aussi moins conceptualisé comme tel lorsqu’elle écrit A room of one’s own.

Cléo de 5 à 7, c’est le film qui me manquait après 7 Bergman (même le magnifique Monika), 4 Ophüls et une quinzaine de Truffaut. Cléo de 5 à 7, c’est le film de la Nouvelle Vague réalisé par une photographe, sans l’éducation cinéphile d’un Truffaut ou d’un Godard (éducation qui passe par une fascination cultivée pour les actrices hollywoodiennes – on a des listes établies par Truffaut qui recensent la voix de W, le grain de beauté de X, la ligne de sourcil de Y ou la démarche de Z comme de véritables objets de culte), avec un budget de rien du tout et une vision immense. C’est surtout une énorme claque féministe, qui n’a pourtant rien à voir avec la représentation de la libération sexuelle chez Godard ou Truffaut. L’amour libre et la sexualité ne sont jamais abordés dans Cléo de 5 à 7, parce que là où Godard ou Truffaut pensent qu’il suffit de représenter l’amour et la sexualité libres pour rompre avec le carcan patriarcal, Agnès Varda met en scène une révolution beaucoup plus large, une révolution du regard et du rapport de son héroïne au monde.

Cléo, c’est l’histoire de deux heures de la vie d’une belle chanteuse célèbre qui attend des résultats d’examen médical pour savoir si elle a ou non un cancer. Agnès Varda ne parle pas d’une libido féminine frustrée, cadrée, emprisonnée, et enfin libérée dans la relation à l’homme désiré (une thématique assez commune dans la littérature), mais d’une émancipation de la curiosité, du passage d’un regard centré sur soi, et de soi regardée par les hommes, au regard apaisé, curieux sur le monde. Agnès Varda libère une énergie beaucoup plus profonde que le désir sexuel féminin (qui reste certes très peu et mal représenté dans la fiction) qui fascinait les réalisateurs qui ont révolutionné le cinéma. Cet éveil permet aussi l’émergence de l’amitié entre homme et femme, qui occupe la dernière partie du film.

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C’est Agnès Varda qui le dit d’ailleurs, et qui me fait toujours exploser de rire (« il n’a pas l’air féministe comme ça, parce qu’elle est pleine de plumes et pleine de trucs »…). Il faut l’écouter ici:

Dans Beauté Fatale, Mona Chollet se penche sur le problème de l’émancipation des femmes à l’égard de la culture féminine à laquelle elles sont habituelles cantonnées (« souci de l’apparence », « goût du détail, du minuscule, du superflu », « goût d’une vie hors du monde, centrée sur le foyer »).

Les préoccupations auxquelles les femmes ont été assignées n’ont, en elles-mêmes, rien d’aliénant ni de réactionnaire. Elles peuvent même représenter un atout indéniable, car elles offrent un regard sur le monde différent de la vision dominante. Elles deviennent cependant aliénantes lorsque les femmes y sont cantonnées et se voient refuser, ou se refusent à elles-mêmes, l’accès à des prérogatives masculines.

Pour Mona Chollet, la culture féminine n’est aliénante que si elle maintient les femmes hors de la politique, de la vie publique, de l’action, de l’intérêt pour les savoirs « masculins ». Il ne s’agit pas de dévaloriser cette culture, très bien représentée par les magazines féminins (la seule presse où l’on parle sérieusement de mode, de confort, de sexualité, d’éducation des enfants ou de contraception, contrairement à la presse généraliste), mais au contraire de lutter contre une fragmentation qui maintient les femmes hors du pouvoir et les hommes hors du foyer (pas de « chers papas, vous allez pouponner » dans Le Monde).

C’est dans cette perspective par exemple que la paix, la douceur, l’attention à l’autre et l’empathie sont autant des valeurs traditionnellement féminines que des valeurs féministes, que l’on peut promouvoir auprès des hommes chez qui elles sont en général dévalorisées au profit des valeurs dites « viriles » (action, agressivité, autorité, compétition, etc.). Il me semble aussi que cette position permet d’échapper à la fois au reproche fait au féminisme de Beauvoir d’un point focal fondé sur la masculinité (l’esprit, la force…), et à l’écueil de l’essentialisme qui ne pourra jamais qu’enfermer les femmes dans une spécificité aliénante.

Agnès Varda représente très bien cette position où une artiste émancipée peut en toute liberté passer de documentaires politiques sur les Black Panthers à cette culture du « détail »: une exposition sur les pommes de terre, ou bien une évocation poétique et drôle et féministe et artistique des cariatides dans l’architecture parisienne. Agnès Varda prend un objet, le tire dans toutes les directions, et l’analyse, « la cariatide est une idée, une certaine idée de la femme », sans en donner le dernier mot.

 

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