Cette réflexion vient compléter des éléments déjà développés dans mon précédent billet, « Petit guide littéraire et mythologique pour violer mais pas trop violemment », qui allait un peu dans tous les sens, mais qui était notamment axé sur l’érotisation des violences sexuelles dans la mythologie. J’avais brièvement abordé la question du modèle de séduction proposé dans les Amours, que j’aimerais développer plus longuement ici.
Ce billet cherchait à montrer par un contre-exemple (le sonnet 20 des Amours) les limites d’un projet d’éducation à l’égalité entre hommes et femmes fondé sur la simple transmission du patrimoine littéraire amoureux français.
Un unique contre-exemple trouvé dans ce recueil de 218 sonnets (et 3 chansons!) n’est cependant pas suffisant pour analyser les problèmes que pose cette tradition littéraire qui propose – pour simplifier – une conception de l’amour « courtoise », c’est-à-dire fondée sur le dévouement total de l’amant et l’idéalisation voire la divinisation de la femme aimée (l’utilisation de ce terme est légèrement impropre, puisqu’il est plutôt utilisé pour décrire les spécificités de la littérature médiévale, dont hérite évidemment dans une large mesure le XVIe siècle; les propositions sont bienvenues pour trouver un terme plus adapté).
Je souhaiterais donc compléter cette objection par une critique un peu plus large de ce modèle, toujours en partant de la question des violences sexuelles (puisqu’il y a plus ou moins un consensus sur le fait que: c’est pas bien).
J’essaierai de centrer mon propos sur les manifestations littéraires et les élaborations culturelles de ce modèle au XVIè siècle, mais vous pouvez vous renseigner plus largement sur les problèmes posés par le « sexisme bienveillant » ou le « sexisme ambivalent », analysé par exemple ici.
Pour poser le problème, je remets cette image du précédent billet, car je n’ai pas trouvé de meilleure synthèse.
J’évoquais alors un sonnet dans lequel le poète opposait son désir à celui d’Ajax, qui avait tenté de violer la Cassandre troyenne:
Il te voulut le meschant violer,
Lors que la peur te faisoit acoller
Les piés vangeurs de sa Greque Minerve :Et je ne veus qu’à ton autel offrir
Mon chaste cœur, s’il te plaist de souffrir
Qu’en l’immolant de victime il te serve.
En fait, il y a une vraie rhétorique de séduction fondée sur le refus de l’agression sexuelle dans les Amours, avec l’introduction au sonnet 114 du thème de l’outrage (en gros de la « main baladeuse ») après avoir expliqué que puisqu’il ne pouvait avoir Cassandre, il acceptait de simplement mourir et souffrir pour elle:
Donc si ma main, malgré moi, quelquefois
De l’amour chaste outrepasse les lois,
Dans votre sein cherchant ce qui m’embraise,Punissez-la du foudre de vos yeux,
Et la brûlez : car j’aime beaucoup mieux
Vivre sans main, que ma main vous déplaise.
Le poète affirme donc qu’il préfère perdre sa main que faire quelque chose qui déplairait à sa dame. Vous allez me dire: c’est donc bien que Ronsard considère que les agressions sexuelles n’ont pas leur place dans la relation amoureuse? … Ben, justement, c’est plus compliqué que ça. Déjà dans ce sonnet, la possibilité de l’agression est évoquée comme quelque chose d’incontrôlable (« malgré moi »).
Je citais le sonnet 20 où le désir de viol est explicite, mais deux autres sonnets développent cette thématique. Le sonnet 145 exprime ainsi un regret: celui d’un temps passé ou d’un monde différent, dans lequel les viols seraient admis et tolérés (« loin du médisant ») comme l’expression évidente et légitime du désir masculin. On convoque donc deux univers de référence, celui des divinités sylvestres latines et celui des chevaliers errants (dans la forêt aussi), décrits comme souhaitables, investis de fantasmes, mais refusés par le destin au poète:
[…] Et que n’est-elle une Nymphe native
De ce bois vert? Par l’ombreuse froideur
Nouveau Sylvain j’alenterais l’ardeur
Du feu qui m’ard d’un flamme trop vive.Et pourquoi, cieux! L’arrêt de vos destins
Ne m’a fait naître un de ces Paladins,
Qui seuls portaient en croupe les pucelles?Et qui tâtant, baisant et devisant,
Loin de l’envie et loin du médisant,
Par les forêts vivaient avecques elles?
Pour formuler le souhait de dépendre du système de valeurs de ces univers parallèles, il faut bien qu’ils constituent une référence par rapport à laquelle le modèle courtois est construit: ce modèle de soumission de l’amant n’existe pas seul, mais en référence à un autre univers de valeur, qui n’est en fait que partiellement rejeté. On lit ainsi au sonnet 41:
Ha, seigneur Dieu, que de grâces écloses
Dans le jardin de ce sein verdelet,
Enflent le rond de deux gazons de lait,
Où des Amours les flèches sont encloses !Je me transforme en cent métamorphoses,
Quand je te vois, petit mont jumelet,
Ainsi du printemps un rosier nouvelet,
Qui le matin caresse ses roses.Si Europe avait l’estomac aussi beau,
De t’être fait, Jupiter, un taureau,
Je te pardonne. Hé, que ne suis-je puce !La baisotant, tous les jours je mordrais
Ses beaux tétins, mais la nuit je voudrais
Que rechanger en homme je me pusse.
Le fait de pardonner Jupiter indique bien que le poète inscrit une distance entre ses propres valeurs amoureuses et l’enlèvement d’Europe, mais tout le poème consiste à expliquer cet enlèvement à partir d’un discours sur l’amour: le désir suscite la métamorphose, le viol résulte d’un désir trop fort. Le viol est donc naturalisé, et il est décrit comme quelque chose d’inhérent au désir: le modèle courtois de respect et de soumission ne peut être compris qu’à partir de la possibilité du viol. En même temps, le modèle de la soumission et celui du viol grâce à la métamorphose sont mêlés dans le dernier tercet grâce à l’image de la puce, image du poète qui se fait tout-petit, mais selon un processus analogue à la toute-puissance de Jupiter métamorphosé en taureau.
La rhétorique de séduction courtoise consiste alors à dire (pour éliminer définitivement toute poésie, pardon): je pourrais et je voudrais te violer, mais je ne le fais pas parce que je suis un homme exceptionnel. En vocabulaire féministe, c’est ce qu’on appelle un cookie: il s’agit d’exiger quelque chose en échange d’une conduite respectueuse.
Même si l’on met de côté cette question des violences sexuelles, la rhétorique courtoise qui consiste pour l’homme à se placer dans une position de soumission et de subordination (sur le modèle du lien vassalique féodal) à l’égard d’une femme – de préférence inaccessible – fonctionne grâce à l’idée qu’un tel renversement des relations normales entre hommes et femmes mérite bien quelque chose en retour. L’idée d’une dette est ainsi omniprésente dans les Amours, par exemple au sonnet 111:
Bien est il vrai que ma vie est heureuse
De s’écouler doucement langoureuse,
Dessous votre oeil, qui jour et nuit me point.Mais si faut il que votre bonté pense
Que l’amitié d’amitié se compense,
Et qu’un Amour sans frere ne croit point.
On peut enfin rapprocher de cette rhétorique les très célèbres poèmes de Ronsard qui rappellent aux interlocutrices que leur valeur est menacée par le temps, puisque c’est leur beauté qui leur permet d’être célébrées (« Mignonne allons voir si la rose » ou « Quand vous serez bien vieille… »).
Il me semble en fait que ce modèle courtois résulte d’une forme de négociation qui explique son ambivalence: d’un côté il semblerait qu’il est apparu comme une réponse aux violences faites aux femmes, et que des personnalités féminines importantes ont activement contribué à l’élaboration de ce nouveau mode de relations hommes-femmes; de l’autre, il contribue à mettre en place l’idée d’une dette, d’un dû à l’égard de l’amant-serviteur. Celui-ci, parce qu’il souffre beaucoup et est prêt à mourir d’amour, a le droit de s’emporter contre la dame, de la traiter de femme cruelle, de lui reprocher ses refus.
Ces ambiguïtés apparaissent très clairement dans les commentaires que font les personnages du récit-cadre de L’Heptaméron de Marguerite de Navarre du récit de la « Dixième nouvelle », qui raconte l’histoire d’Amadour et Floride, dans laquelle Amadour tente deux fois de violer la femme qu’il aime (et qui l’aime aussi mais sans pouvoir l’épouser, et qui va jusqu’à se défigurer à coups de pierre pour éviter le viol):
Et après que Parlamente eut eu bonne et longue audience, elle dit à Hircan:
« Vous semble-t-il pas que cette femme ait été pressée jusqu’au bout et qu’elle ait vertueusement résisté?
— Non, dit Hircan, car une femme ne peut faire moindre résistance que de crier : et si elle eût été en lieu où l’on ne l’eût pu ouïr, je ne sais qu’elle eût fait; et, si Amadour eût été plus amoureux que craintif, il n’eût pas laissé pour si peu son entreprise. Et, pour cet exemple, je ne me départirai pas de la forte opinion que j’ai, que oncques homme qui aimât parfaitement ou qui fût aimé d’une dame ne faillît d’en avoir bonne issue s’il a fait la poursuite comme il appartient. Mais encore faut-il que je loue Amadour de ce qu’il fit une partie de son devoir.
— Quel devoir, dit Oisille, dites-vous? Appelez-vous faire son devoir à un serviteur qui veut avoir par force sa maîtresse, à laquelle il doit toute révérence et obéissance? »
Saffredant prit la parole et dit : « Quand nos maîtresses tiennent leur rang en chambres ou en salles, assises à leur aise comme nos juges, nous sommes à genoux devant elles; et quand nous les menons danser en crainte et servons si diligemment que nous prévenons leur demande, nous semblons être tant craintifs de les offenser et tant désirant de les servir, que ceux qui nous voient ont pitié de nous, et bien souvent nous estiment plus sots que bêtes, transportés d’entendement, ou transis, et donnent la gloire à nos dames, desquelles les contenances sont tant audacieuses et les paroles tant honnêtes, qu’elles se font craindre, aimer et estimer de ceux qui ne voient que le dehors. Mais quand nous sommes à part, où l’amour seul est juge de nos contenances, nous savons très bien qu’elles sont femmes et nous hommes, et, à l’heure, le nom de maîtresse est converti en amie et le nom de serviteur en ami. C’est delà où le proverbe est dit : A bien servir et loyal être, De serviteur on devient maître. […] »
Il s’agit de déterminer si la conduite d’Amadour contrevient ou non à la définition (différente en fonction des personnages) du parfait amant. On a une opposition claire entre les femmes et les hommes dans le jugement porté sur le viol, mais on peut en fait lire trois positions différentes:
- Hircan juge qu’Amadour a fait son « devoir » d’amant en tentant de violer Floride, puisque le but (et donc le devoir) de l’amant est de jouir de la femme qu’il aime. Par ailleurs, le refus de la dame n’est pour lui qu’un code lié aux circonstances.
- Oisille oppose à cela des règles courtoises: le viol contrevient à l’obéissance que doit l’amant courtois à sa dame.
- La position de Saffredant pose une forme de synthèse en dévoilant la réversibilité du modèle courtois: la renversement hiérarchique dans le modèle amoureux de soumission de l’homme à sa dame doit être récompensé par la soumission en retour, dans le domaine privé et érotique, de la dame envers l’homme, car après tout « elles sont femmes et nous hommes ». Bien qu’en apparence il s’agisse d’un retour à l’égalité (ami et amie), cela permet à l’homme de retrouver sa position hiérarchique, ou plutôt d’étendre sa position sociale initiale (il n’a jamais cessé d’être dans une position dominante effective) au domaine amoureux: « De serviteur on devient maître ». Autrement dit, on n’est serviteur que pour être maître un jour.
Le modèle de l’amour courtois reste de surcroît une création littéraire (on peut lire à ce propos cette interview de Jacques Le Goff), une forme de contre-culture aristocratique qui reste circonscrite à un cadre et des situations précises. Cet ensemble de codes culturels ne change pas fondamentalement la situation sociale des femmes, ni forcément les pratiques érotiques et amoureuses réelles.
Un autre auteur au programme d’agrégation (faisons feu de tout bois), Lawrence Durrell, consacre un chapitre de son essai L’Ombre infinie de César, sur la Provence, à la naissance des Cours d’Amour et des codes courtois. Il s’agissait pour lui de « [façonner] les sensibilités primaires de ces hommes bardés de fer qui se glorifiaient du nom de ‘Fervestus’, signifiant ‘celui qui est vêtu d’acier’ – la version médiévale de ‘macho' ». Contre cette culture féodale « machiste »:
la courtoisie du comportement bénéficia d’un code qui alla jusqu’à épurer la rudesse des manières féodales et imposa le droit de la femme à être célébrée dignement par une poésie délicate.
Si l’on exclut l’essentialisme et le sexisme de l’auteur qui font (entre autres choses) de ce livre une lecture assez écœurante, cette dernière phrase résume bien le problème: instaurer le droit de la femme à être célébrée par les poètes en la privant des droits que possèdent les hommes, c’est tout de même une énorme arnaque. La célébration n’est qu’une compensation qui atténue à peine en surface la violence de l’inégalité réelle.
Une dernière précision sur cette littérature de célébration et d’idéalisation de la femme: je ne dis pas que la célébration ne peut pas être un moyen d’empowerment, et notamment de réappropriation de son corps et de reconstruction de l’estime de soi (je résume une critique qui m’a été faite par François-Xavier Bellamy à la suite de mon dernier billet: l’émerveillement ronsardien et la tradition littéraire courtoise resteraient une bonne solution au machisme des chansons de Booba ou La Fouine que subissent les élèves), lorsqu’on a été confronté⋅e à des discours violents ou dévalorisants.
Mais le problème est reconduit si le discours est uniquement produit par le groupe dominant, c’est-à-dire si l’appropriation de son corps doit nécessairement passer par le regard masculin et sa validation. De plus, la beauté, et une beauté normative, reste le principal sujet du discours amoureux courtois. L’estime de soi peut passer non seulement par une redéfinition des normes esthétiques, mais par bien d’autres dimensions de la personne, qui n’ont pas à être définies a priori, ni réduites à l’idée de féminité.

Même pas besoin de « vouloir être un homme », té.
Bibliographie:
Un article universitaire sur les tensions propres aux normes courtoises dans la littérature médiévale étudie la place du viol par rapport à ces normes. Il est disponible en ligne sur Persee.
« Le motif du viol dans la littérature de la France médiévale, entre norme courtoise et réalité courtoise », Dietmar Rieger, Cahiers de civilisation médiévale, n°123, p.241-267 (1988).