Il y a sur ce blog beaucoup beaucoup de billets consacrés aux violences sexuelles dans la littérature. Pour être honnête, ce n’était pas prévu. Plusieurs fois je me suis dit « bon ce serait bien que je parle d’autre chose maintenant, trouver un autre sujet, il y en a tant, c’est le dernier billet que je fais sur les violences sexuelles ». Mais le sujet revient toujours au galop, bon gré mal gré comme dirait Perceval.
Et c’est là que j’ai pris conscience d’une chose : ce n’est pas moi qui suis obsédée par les violences sexuelles dans la littérature, ce sont les antiféministes qui ont commencé. C’est un running gag : si vous parlez de violences sexuelles réelles, de harcèlement notamment, de ces mecs qui pensent être de simples « séducteurs », vous pouvez être à peu près sûr⋅e, pour peu qu’il y ait quelques réacs dans le coin, que le #PointLittérature va sortir au bout de trente secondes. C’est absolument fascinant. Personne ne parlait de littérature pourtant, mais les références arrivent à une vitesse incroyable.
Les féministes insistent sur la nécessité d’une éducation à l’égalité et au consentement à l’école, défendent les ABCD de l’égalité. François-Xavier Bellamy répond qu’il faudrait plutôt réapprendre par cœur des poèmes :
Joan Scott critique les fondements sexistes de la séduction, Gilles Clavreul proteste, bim, au bout de trois commentaires, ça tombe :
Des milliers de femmes témoignent de harcèlement, d’agressions, parfois de viols sur un hashtag, #balancetonporc. Un homme, sur twitter, réagit et tente de relativiser : la France, c’est plutôt mieux qu’ailleurs, et d’ailleurs…
Le petit article du FigaroVox pour en dire du mal finit par arriver. Surprise, c’est une série de références littéraires : Rostand, Du Bellay, Chrétien de Troyes, Héloïse et Abélard, Alfred de Musset et George Sand, Baudelaire. Truffaut et Coubert viennent compléter le tableau.
Pourquoi donc ces personnes répondent-elles systématiquement complètement à côté de la plaque ? Le titre même est absolument incompréhensible : Weinstein est américain, alors « la France de Weinstein » ??? On aurait pu titrer : « La France de Jean Lassalle n’est pas le pays de Weinstein » à la limite, mais oups. Ou encore « La France de Rostand n’est pas l’Amérique d’Henry James » ce qui n’a pas grand intérêt, mais a au moins un minimum de sens.
Dans ce texte, il n’y a aucun argument. On ne dit rien des violences sexuelles. On ne dit rien du contenu des témoignages, des violences commises, de l’absence de soutien aux victimes, de la tolérance à l’égard des comportements qu’elles dénoncent. La rhétorique repose entièrement sur le pouvoir d’invocation d’un imaginaire de l’exception culturelle française par la litanie des noms propres et des clichés :
Dans toutes les salles d’Armes du monde, résonne encore l’écho de l’esprit chevaleresque français rendant honneur aux armes et aux dames ! Et nos arts que chantent-ils depuis Chrétien de Troyes dans l’univers? Ils célèbrent jusqu’à aujourd’hui cette alliance mystérieuse, fascinante et intime de l’homme et de la femme. […] La femme française préside la table depuis le Moyen-Âge et des courtisans lui font la cour dans une superbe métaphore architecturale. […] La France s’exprime avec la délicatesse osée de Ronsard qui invitait sa mignonne à voir si la rose ce matin était éclose. […]
La France a longtemps résisté, au nom d’une certaine idée de la femme, à ce raz-de-marée mondialo-saxon prônant la guerre des sexes et prescrivant l’émasculation des hommes et la mise sous cloche des femmes.
Il serait tentant de répondre à chacune de ces phrases une à une (j’appelle les spécialistes de chaque période à le faire), mais je me contenterai de souligner les deux problèmes principaux qui devraient sauter aux yeux de n’importe quelle personne qui prétend écrire dans un journal national :
1. Ils prennent un phénomène littéraire singulier pour une réalité historique.
Enfin, ce n’est pas comme si les phénomènes culturels mentionnés n’avaient pas été étudiés un peu précisément par des historien⋅nes qui pourraient dire deux-trois choses de la situation sociale concrète des femmes à telle ou telle période et contextualiser le modèle normatif idéal des relations hommes-femmes. Ou si personne n’avait étudié l’histoire du viol. Mais ça ne les intéresse absolument pas. Le Mythe ou rien.
2. Ils ne lisent pas vraiment la littérature.
Ah, les romans de chevalerie. Inutile évidemment de mentionner la partition générique entre le roman courtois et, par exemple, le corpus bien abondant de fabliaux dont les mécanismes humoristiques reposent en grande partie sur des violences conjugales ou des violences sexuelles (et c’est écrit par les mêmes personnes, à destination du même public) ? Certes, déjà au Moyen Âge, on préfère montrer le vilain dans ces situations, car c’est toujours l’autre qui fait toutes ces choses pas propres dont on peut tout de même bien rigoler, mais même dans la littérature courtoise, le viol affleure en permanence comme son envers indissociable (j’avais donné l’exemple du devis d’une des nouvelles de L’Heptaméron pour illustrer cette intrication du viol et de la courtoisie dans un précédent billet).
« La France s’exprime avec la délicatesse osée de Ronsard qui invitait sa mignonne à voir si la rose ce matin était éclose » . Ronsard dit aussi « Si Europe avait l’estomac aussi beau, / De t’être fait, Jupiter, un taureau, / Je te pardonne » ce qui est effectivement une très jolie manière de dire que le viol est compréhensible si la meuf est vraiment très très bonne. Si ces gens lisaient vraiment la littérature, ils y verraient des représentations complexes, parfois véritablement antagonistes, parfois contradictoires seulement en apparence.
Je n’ai jamais été autant insultée sur les réseaux sociaux que quand j’ai rappelé incidemment à propos d’un beau texte qu’il décrivait une agression sexuelle (on m’a immédiatement traitée de folle dingue qui veut brûler des livres) ou lorsque j’ai fait remarquer à Gilles Clavreul que Ronsard n’était peut-être pas le meilleur exemple d’une séduction respectueuse (on m’a alors souhaité je crois de ne jamais enseigner la littérature). C’était évidemment à chaque fois par des personnes qui n’avaient pas la moindre compétence en la matière.
Encore aujourd’hui, aux yeux de ces réactionnaires variés, nous ne sommes pas juste des êtres humains susceptibles de nous organiser pour dénoncer des violences et y mettre fin : nous avons une responsabilité bien plus grande, celle d’incarner dans nos relations avec les hommes un certain esprit, une singularité nationale, un héritage précieux. Nous sommes nous-mêmes un objet culturel, comme le soulignent les mots d’Isaac Babel cités par Finkielkraut : « nous avons créé la femme, la cuisine et la littérature ». Créations indissociables que nos revendications menacent : « si la différence des sexes relève du préjugé, alors adieu l’art, adieu la poésie, adieu toute notre tradition littéraire! » . Les féministes ne menacent pas seulement les hommes, elles menacent l’art et la littérature, l’identité nationale elle-même et la fierté virile des hommes qui pensent pouvoir tirer de leurs relations de séduction crues mais élégantes, respectueuses mais sans indifférenciation, leur sentiment de supériorité sur le reste du monde.
Réciproquement, cet aveuglement et cette mauvaise foi leur permettent d’affirmer que les violences sexuelles seraient liée à un défaut de culture française, et non à ses fondements patriarcaux – parce qu’on n’enseignerait plus la culture à l’école à cause des délires pédagogiques, parce que les français ne sont plus vraiment français, parce que mai 68 a massacré toutes les normes, parce que les féministes ont dénigré la galanterie, au choix. Il suffirait alors de se tourner vers le passé pour retrouver les clefs de rapports humains et respectueux, comme le suggère Marianne Durano dans un article publié il y a quelques jours :
C’est parce que nous avons fait sauter tous les garde-fous qui humanisaient le désir des hommes pour les femmes (politesse, séduction, galanterie), sous prétexte qu’ils constituaient des violences symboliques, que les rapports entre les sexes sont devenus si bestiaux.
En France, entre 3,25% (VIRAGE) et 12% (enquête de la Fondation Jean-Jaurès) des femmes ont subi un viol. Alors, « dans quel monde veulent nous attirer les corbeaux du mot-clé balance ton porc ? » comme le demande cette tribune ? Dans le nôtre, justement, parce qu’il serait temps qu’on le regarde en face.