[article mis à jour après la publication du programme de l’agrégation 2018]
Cette année encore, une pétition souligne l’absence complète d’autrices au programme de lettres de terminale littéraire. L’an dernier, c’était une élève qui avait relevé l’omniprésence des hommes dans les programmes; cette année, c’est au tour d’une enseignante, Françoise Cahen, de s’en indigner:
Le nouvel auteur au programme de littérature en terminale L est André Gide, avec son roman Les faux monnayeurs. C’est un beau livre, écrit par un auteur important qui mérite d’être étudié. Ce n’est pas lui, le problème.
Mais jamais une auteure femme n’a été au programme de littérature en terminale L. Nous ne demandons pas la parité entre artistes hommes et femmes. Nous aimerions que les grandes écrivaines comme Marguerite Duras, Mme de Lafayette, Annie Ernaux, Marguerite Yourcenar, Nathalie Sarraute, Simone de Beauvoir, George Sand, Louise Labé… soient aussi régulièrement un objet d’étude pour nos élèves.
Aux épreuves anticipées de français du bac, cette année, aucune autrice n’est présente contre 12 auteurs dans les différents corpus de textes du bac de français. Un article du Monde, « Où sont les femmes? », propose des chiffres précis et des graphiques sur cette question.
Plus tôt dans l’année, la sélection officielle du festival d’Angoulême a fait l’objet d’un mouvement de boycott de la part de dessinatrices et autrices indignées par l’absence de femme dans cette sélection, alors que les noms d’autrices ayant une carrière riche et digne d’intérêt derrière elles ne manquaient pas. On pourrait citer de nombreux autres exemples, pour appuyer ce constat: l’absence de femmes dans une sélection d’œuvres culturelles jugées dignes d’être étudiées ou d’être saluées choque, et les explications maladroites de ceux qui établissent ces listes ne passent plus.
La pétition de Françoise Cahen sur les programmes de terminale se poursuit en avançant que le problème était propre au lycée, tandis que dans les programmes d’agrégation ou des concours des ENS, « les femmes [ne] sont pas complètement oubliées ». Certes, pas complètement. Il serait intéressant de voir exactement ce qu’il en est.
N.B.: ces chiffres n’ont pas de valeur scientifique. Ils ont été établis avec soin et honnêteté, mais manuellement et à partir de données disponibles sur internet parfois incomplètes ou incertaines, qui ont dû être complétées par des indications orales. De surcroît, ils posent un constat, mais ne doivent pas être envisagés par rapport à un « quota acceptable » chiffré.
Les programmes d’agrégation de lettres modernes (1994-2018)
Le programme d’agrégation de lettres modernes est composé d’un corpus de six auteur⋅e⋅s français⋅e⋅s (un⋅e par siècle), commun au programme d’agrégation de lettres classiques. Il fait l’objet d’exercices très codifiés (la dissertation à l’écrit), ce qui constitue une contrainte relative en terme de longueur ou d’unité de l’œuvre. Les œuvres au programme font traditionnellement partie du canon scolaire, avec des œuvres fréquemment étudiées dans le secondaire (les œuvres médiévales, en ancien français, ont un statut un peu à part).
Il est par ailleurs constitué de deux corpus de littérature comparée de trois ou quatre œuvres, avec en général une œuvre de littérature française et deux ou trois œuvres issues d’autres domaines linguistiques, historiques ou culturels. Ce programme comprend en général des œuvres plutôt récentes, et souvent moins canoniques. Le programme est renouvelé de moitié chaque année.
En littérature française, sur 150 auteur⋅e⋅s, 8 étaient des femmes (5,3%). En littérature comparée, sur 86 auteur⋅e⋅s, 5 étaient des femmes (5,8%). Entre 1994 et 2018, il y a donc eu 13 femmes au programme de l’agrégation, sur un total de 236 auteur⋅e⋅s (5,5%). Il est arrivé à plusieurs reprises que les étudiant⋅e⋅s préparant l’agrégation étudient exclusivement des œuvres écrites par des hommes (1997, 1998, 1999, 2004, 2007, 2008, 2009, 2016, 2018).
Les écrivaines de littérature française étaient Marie de France, Christine de Pisan, Louise Labé (1), Marguerite de Navarre, Madame de Sévigné, Germaine de Staël, Marguerite Duras, et Marguerite Yourcenar.
Les écrivaines au programme de littérature comparée étaient Nathalie Sarraute (la seule autrice française), Anna Akhmatova (autrice russe), Mary Shelley, Virginia Woolf et Sarah Kane, toutes trois britanniques.
Aucune de ces écrivaines n’a figuré plusieurs fois au programme, alors qu’il est fréquent qu’un même auteur soit intégré au programme (il s’agit parfois d’une autre œuvre, parfois non): Victor Hugo a été étudié cinq fois, Shakespeare six fois dans le cadre de la littérature comparée. Cela concerne aussi des auteurs un peu moins « incontournables » comme Crébillon fils en littérature française (étudié deux fois) ou Musset (étudié trois fois).
Les programmes des concours d’entrée aux ENS (2002-2017)
Petite précision: il existe deux concours d’entrée pour la voie littéraire: celui de l’ENS de Paris et celui de l’ENS de Lyon. Les programmes de spécialité sont propres à chaque école. Depuis 2010, le programme des écrits est commun aux deux ENS. Avant 2010, l’épreuve de l’ENS de Paris était hors-programme, tandis que l’ENS de Lyon proposait un programme.
Dans le programme commun, depuis 2010, on trouve 1 écrivaine, sur 34 auteur⋅e⋅s (2,9%). De même, entre 2002 et 2010, le programme de l’épreuve de tronc commun de Lyon était constitué de 34 auteur⋅e⋅s, dont 1 femme (2,9%).
Du côté des épreuves de spécialité, 2 femmes sur 32 auteur⋅e⋅s pour Lyon (6,25%). En épreuve de spécialité pour l’ENS de Paris, on trouve 5 femmes sur 51 auteur⋅e⋅s (9,80%), mais cette « sur-représentation » s’explique par la présence en 2013 d’un corpus « écriture au féminin », composé de trois femmes qui n’ont en commun que le fait d’être des femmes (Marguerite de Navarre, Madame de Sévigné et Marguerite Duras). Si l’on exclut ce « programme de rattrapage », on trouve 2 femmes pour 48 auteur⋅e⋅s (4,1%).
Au total, 9 femmes pour 149 auteur⋅e⋅s au programme (6%), ou 6 femmes sur 146 auteur⋅e⋅s si l’on exclut le programme « écriture au féminin » (4,1%). En distinguant les deux ENS, on peut voir que Lyon a proposé pour son concours d’entrée, dans des épreuves littéraires, un total de 4 femmes pour 100 auteur⋅e⋅s (dont 2 fois Madame de La Fayette).
En réalité, seulement cinq autrices ont été étudiées: Marguerite de Navarre, Madame de Sévigné, Madame de La Fayette (2), Nathalie Sarraute et Marguerite Duras. Madame de La Fayette a été étudiée 3 fois, Marguerite de Navarre et Madame de Sévigné 2 fois.
On peut noter que les programmes des concours des ENS ont d’une façon générale tendance à mettre plusieurs fois au programme un même auteur voire une même œuvre (notamment pour alléger le travail des enseignant⋅e⋅s de CPGE).
Compte-tenu du faible nombre d’œuvres au programme pour un⋅e étudiant⋅e de spécialité lettres modernes (6 ou 7 en fonction du concours), il est très fréquent pour les étudiant⋅e⋅s de n’étudier que des œuvres écrites par des hommes au cours de leur année de khâgne (c’est aussi très souvent le cas en hypokhâgne, sans programme). Entre 2002 et 2017, c’était le cas pour les élèves de khâgne LSH 3 années sur 4. Il n’y a pas eu d’autrice au programme des khâgnes LSH depuis le concours de 2010.
Notes:
(1) L’attribution des poèmes de Louise Labé à Louise Labé a été remise en cause par Mireille Huchon dans son ouvrage Louise Labé. Une créature de papier. Sa démonstration a fait l’objet de nombreuses objections d’autres universitaires, qui reposent en particulier sur les caractéristiques éditoriales de l’oeuvre.
(2) L’attribution de La Princesse de Clèves à Madame de La Fayette fait aussi l’objet d’une controverse. On peut lire à ce sujet ce passionnant billet de François-Ronan Dubois sur son carnet de recherche Contagions (le cas de Louise Labé est également mentionné et le billet propose une réflexion sur les enjeux de l’attribution pour la critique féministe des deux œuvres).
⇒ Deuxième partie: « Mais on ne peut pas refaire l’histoire! »
Votre enquête est précieuse ! Merci beaucoup.
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Bonjour,
Dans le cadre du projet « George, le deuxième texte », nous avons commencé à réunir des statistiques de ce genre, également sur les programmes de collège et lycée. Si vous disposez de données du même type que celles présentes sur le fichier partagé https://framacalc.org/2GmTQVN1zm (pour l’agrégation, nous n’avons que les années 2009 à 2018, et pour le concours A/L de l’ENS, 2008 à 2017), serait-il possible de les insérer dans le fichier ou de nous les transmettre par mail à l’adresse de contact indiquée au bas de la page george2etexte.fr ?
Nous envisageons de déposer ce jeu de données sur data.gouv.fr pour favoriser sa réutilisation et sa mise à disposition pérenne.
Merci d’avance,
—
Philippe, pour George, le deuxième texte.
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Bonjour,
Merci beaucoup pour votre travail ! Je n’ai (bêtement) pas gardé tous les fichiers consultés pour faire ces statistiques (que j’avais faites l’an dernier). Dans mes souvenirs, j’avais fait confiance à wikipédia pour les années d’agrégation antérieures à 2009, et j’avais demandé à un enseignant de comparée pour les quelques programmes de comparée manquant entre 1994 et 1998. Pour les programmes ENS, j’avais consulté les archives des rapports de jury, et non les programmes qui n’étaient plus disponibles à partir d’une certaine date. Je devrais facilement retrouver les sources entre 2000 et 2008 et je complète dès que je peux. Je vais réfléchir à une manière de récupérer les autres données.
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