Prédateurs, artefacts et magie : représenter les violences sexuelles en fantasy

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[Un grand merci à Anne pour avoir accepté d’héberger sur son blog ce texte qui prenait trop de place dans mon cerveau ! J’ai fait quelques chroniques de romans pour Planète Diversité, mais vous me trouverez surtout sur Twitter (@CarolineDuvezin), où je parle livres, dragons, loups-garous, jeux de rôle, romance et vie de chercheuse – promis, en général, c’est beaucoup plus léger]

TW/CW : Viol, date-rape, agression sexuelle, harcèlement sexuel, maltraitance psychologique, traumatisme, viol sur mineur (évoqué dans le passé d’un personnage secondaire), injonction au suicide, pensées suicidaires, dépression, suicide (personnage secondaire, passé), slut-shaming, victim-blaming internalisé, mort violente

Le 11 mai 2019, j’assistais à un excellent panel sur les méchantes reines de contes de fées lors du colloque « Reimagining the Gothic, Vol.5 : Returns, Revenge, Reckonings » à l’université de Sheffield, et la deuxième intervenante, Jo Ormond, a proposé une interprétation du traumatisme de Maléfique dans le film de 2014 qui m’a interpellée. Mme Ormond a ainsi fait remarquer que même si Stephan coupant les ailes de Maléfique dans son sommeil est souvent décrit comme un viol symbolique, il est plus juste de parler de mutilation ou « grevious bodily harm » (terme juridique traduit comme « lésion corporelle grave »), parce que justement, sur un plan symbolique, l’image d’une victime de viol comme quelqu’un qui s’est fait couper les ailes, quelqu’un qui est irrémédiablement diminuée physiquement et socialement (ses ailes participant de son statut de protectrice du peuple des fées) par l’acte, pouvait être problématique. Clairement, il y a un grave abus de confiance et un crime horrible, mais il n’est pas sexuel. Pour moi, la symbolique du viol allait de soi, mais est-ce que je l’avais induit du jeu très marquant d’Angelina Jolie dans la scène où Maléfique se réveille, ou est-ce que je l’avais lu dans un article, une chronique ? Impossible de me souvenir.

Quoi qu’il en soit, ce nouvel éclairage m’a fait repenser à la représentation des violences sexuelles dans les œuvres de fantasy, à la façon dont la transformation des biologies et des sociologies, des lois physiques et des lois morales par l’existence du surnaturel interagit avec la culture du viol. Je vais aborder cette question en examinant successivement des exemples tirés de trois romans anglophones contemporains : Magic Slays (2011) de Ilona Andrews, Iron Kissed (2008) de Patricia Briggs, et Tooth and Claw (2003) de Jo Walton. Les deux premiers font partie de séries de fantasy urbaine nommées d’après leurs héroïnes respectives, Kate Daniels (10 tomes, 2007-2018) et Mercy Thompson (11 tomes, 2006-?), le troisième est généralement décrit comme Orgueil et Préjugés avec des dragons – c’est-à-dire avec des dragons à la place des humains. Si vous ne les avez pas lus, aucun problème, j’essaye d’expliquer tous les éléments de worldbuilding et d’intrigue pertinents, en divulgâchant allégrement.

Une des choses qui me fascine dans les littératures de l’imaginaire, autant comme lectrice que comme chercheuse, c’est la façon dont le surnaturel et la magie changent la donne, déforment et interrogent les structures existantes. Dans le régime du merveilleux[1] auquel appartient la fantasy de Tolkien, de Martin, de Gaiman et de Rowling, le surnaturel est régi par des règles strictes, par des conditions et des conséquences. Dans un conte de fées, elles s’expriment de façon apparemment arbitraire : tu iras danser au bal avec des souliers de verre, mais seulement jusqu’à minuit, après quoi ton carrosse redeviendra une citrouille… La fantasy les formalise souvent dans un système de magie explicite qui aide les personnages et læ lecteur·rice à se repérer, les écoles comme Poudlard étant la façon la plus simple de nous les faire apprendre. La fantasy, genre de la merveille et l’émerveillement, n’en est pas moins une littérature cérébrale, spéculative, qui construit des châteaux et des univers sur des « et si ? ». Parfois « et si les personnages d’Austen étaient des dragons ? », parfois simplement « et si on prenait une ville américaine normale du XXIe siècle mais qu’on rajoutait des loups-garous et des vampires ? ». Et hop, voilà Twilight et la moitié de la fantasy urbaine.

Que se passe-t-il lorsqu’on transforme un monstre de folklore, un prédateur, en héros ? Entre la métamorphose comme viol symbolique[2] et la déresponsabilisation de créatures soumises à leurs instincts bestiaux, les vampires et les loups-garous amènent avec eux une montagne de topoi problématiques sur genre et pouvoir, désir comme danger, danger comme désir – topoi que la fantasy urbaine peut faire apparaître naturels en les ancrant dans le surnaturel, mais aussi remettre en question. Kate Daniels (comme Mercy Thompson) nous offre le point de vue d’une héroïne extérieure par nature à la société des loups-garous, mais néanmoins amenée à en déchiffrer les codes, et à les bousculer.

1) Harcèlement et culture du viol dans Kate Daniels d’Ilona Andrews

La série se déroule dans une version de la ville d’Atlanta où la magie a soudainement repris ses droits sur la technologie il y a une trentaine d’années, faisant du même coup sortir toutes les créatures surnaturelles possibles et imaginables de leurs cachettes, et tou·te·s (créatures, humains, magie, équipements urbains) cohabitent tant bien que mal. Kate Daniels, notre héroïne, a pour but dans la vie de tuer le quasi-dieu qui est son père (la famille c’est compliqué), elle a des pouvoirs magiques puissants mais imprévisibles, un talent redoutable pour tuer ses ennemis à l’arme blanche et à mains nues, l’esprit vif et un sale caractère. Mercenaire et détective, elle croise la route de Curran, « Beast Lord », c’est-à-dire le chef de la Meute (« the Pack ») qui rassemble les garous : loups, certes, mais aussi ours, tigres, hyènes, mangoustes, rats, bisons (si si), blaireaux (sans rire), et lion pour Sa Majesté des Bêtes. Les relations amoureuses, c’est compliqué, mais entre deux engueulades et trois apocalypses, ils finissent ensemble. L’ensemble des garous est organisé en clans (qui ont chacun leur couple alpha) selon les espèces, et régi par un système de lois complexe qui inclut celle du plus fort mais aussi du plus malin.

Dans le tome 5, Magic Slays, Kate se retrouve à devoir juger seule une séance de doléances. Le dernier cas implique le loup-garou Kenneth qui, pour faire la cour à une collègue louve-garoue, Sandra, s’est introduit chez elle lorsqu’elle dormait. Le découvrant nu dans sa chambre à coucher, elle lui a tiré trois balles dans le torse, réaction qu’il juge excessive et pour laquelle il demande des dommages et intérêts. Læ lecteur·rice sait que chaque clan a des codes différents pour faire la cour à un·e potentiel·le partenaire, mais que cuisiner est une technique courante, tout comme s’introduire chez læ dit·e potentiel·le partenaire et marquer son passage en bougeant les meubles ou en jouant une farce (surtout chez les hyènes-garous). La justification est animale : montrer qu’on peut ramener de la nourriture et/ou marquer son territoire. Encore faut-il que læ partenaire potentiel·le ait indiqué son intérêt au préalable, et c’est là qu’on arrive en eaux troubles.

Les fictions impliquant des loups-garous tendent à justifier beaucoup de comportements ressemblant à du harcèlement avec les instincts de la partie animale : instinct de domination, de protection, instinct territorial, instinct reproducteur mais aussi certitude d’avoir trouvé son/sa partenaire de vie (« mate »). Basé sur les espèces animales qui se lient pour la vie (comme les loups ou les cygnes), le modèle social est excessivement hétéronormé (Andrews n’a que trois personnages garous homosexuels, deux d’entre eux étant le couple alpha de rats-garous) et en tout cas toujours monogame et fidèle. La question du consentement (sexuel, mais aussi simplement émotionnel) se subordonne à l’idéal de l’âme sœur, avec des cas limites particulièrement malaisants dans Twilight, où plus d’un loup-garou immortel se retrouve lié à un bébé mortel. Kate, comme Mercy, présente le point de vue d’une héroïne extérieure à ce système et qui lui résiste longtemps, mais qui finit néanmoins par être intégrée dans la meute en tant que femelle alpha. Pour autant, les nombreux malentendus et conflits qui séparent la première rencontre de la formalisation de l’union (tome 4 pour les deux séries) servent à révéler, et dans une certaine mesure, déconstruire des codes que les loups-garous voient comme instinctifs. Ici Kate, furieuse mais glaciale, explique à Kenneth pourquoi un simple compliment sur sa tenue n’était pas une invitation de la part de Sandra à s’introduire chez elle, et à quel point elle s’est sentie en danger en se réveillant. Indigné de se voir considéré comme un violeur potentiel, il lui soutient qu’elle ne comprend rien aux coutumes de garous, et que d’ailleurs Curran s’était également introduit chez elle alors que Kate ne semblait pas intéressée par lui. Kate se voit ainsi contrainte de faire la liste de toutes les façons dont elle avait indiqué son intérêt pour Curran avant l’incident en question, y compris pelotage dans un jacuzzi et proposition de lui servir à dîner dans le plus simple appareil.

Le récit étant à la première personne, læ lecteur·rice est témoin de l’attirance sexuelle et émotionnelle de Kate dès le début du tome 1, mais aussi de sa réticence (pour des raisons de famille et aussi de fin du monde). Kate arrive à mettre la peur de sa vie à Kenneth, estimant que ses actions s’apparentent à une agression sexuelle, rappelant que le viol est puni de mort dans la Meute, et indiquant qu’à la place de Sandra, elle-même l’aurait tué. Mais le problème semble autant évacué que résolu : si « l’innocence » de Sandra n’avait pas été établie, cela aurait-il pour autant justifié les actions de Kenneth ? L’article du code de la meute que Kate fait lire n’éclaircit absolument pas la question de la violation de domicile privé dans le cadre d’une parade nuptiale : « Article Five, Section One states that no member of the Pack may threaten or assault another member with the intention of forcing sexual congress » (Andrews 149). C’est l’autorité de l’alpha qui s’impose, et bien que le monologue enragé de Kate soit très satisfaisant à lire, le silence de Sandra me met mal à l’aise : au début Kate lui intime l’ordre de se taire, et lorsqu’elle lui donne enfin la parole elle n’a rien à ajouter avant le jugement. La déconstruction de la culture du viol et la construction d’une solidarité féminine restent finalement dans l’ombre du triomphe du roi (ou de la reine) légitime, vieux topos de fantasy aussi poétique que problématique. Nous reviendrons sur ce point.

Cet exemple précis m’intéresse autant qu’il me gêne, mais la série principale et les novellas intercalées nous donne accès à différents points de vue de futures femelles alphas confrontées à des parades nuptiales agressives (Andrea et Raphael dans Magic Mourns et Gunmetal Magic) ou au contraire si subtiles qu’elles en deviennent illisibles (Dali et Jim dans Magic Dreams et Magic Steals). Kate, Andrea et Dali savent très bien défendre leur territoire et leur indépendance, et je n’hésite pas à qualifier ces romans de féministes. Le deuxième exemple que je veux aborder est dans une veine similaire – mais attention, la majorité des Trigger Warnings indiqués en haut du billet s’y rapportent. Pour celleux qui s’en sentent la force, passons maintenant à :

2) Viol, magie et traumatisme dans Mercy Thompson de Patricia Briggs

Mercedes ‘Mercy’ Thompson n’est pas loup-garou, même si elle a été élevée dans une meute : découvrant un jour un bébé coyote à la place de son bébé humain dans le berceau, sa mère adolescente s’est trouvée un peu dépassée par les évènements, et a réussi à la placer sous la protection de Bran Cornick, le Marrok, l’alpha par excellence qui règne sur toutes les meutes de loups-garous américaines. Dans cette version du XXIe siècle, les fae ont révélé leur existence aux humains trente ans auparavant (décidément, c’est le nombre magique ?) ; les loups-garous sortent du placard surnaturel à la fin du tome 2, mais tout le monde est d’accord pour garder l’existence des vampires, fantômes, sorcières et autres démons sous silence. Mercy n’est pas fae non plus : elle est une enfant de Coyote, « trickster god » (dieu farceur, menteur) de la mythologie amérindienne, associé au changement et au libre arbitre. En tant que « walker » (descendante des dieux/esprits amérindiens), sa transformation en animal n’est ni douloureuse ni régie par le cycle lunaire, contrairement aux loups-garous. Dotée d’un sens de l’odorat surdéveloppé, notamment pour la magie qui ne fonctionne jamais normalement sur elle, elle peut aussi communiquer avec les fantômes. Cet amalgame de compétences l’amène régulièrement à résoudre des enquêtes dans les communautés surnaturelles, même si son vrai travail est garagiste.

Animée par l’esprit d’indépendance et de rébellion de son père, elle a toujours trouvé moyen de biaiser avec l’instinct de domination et de protection des loups-garous qu’elle côtoie, qu’ils soient pères/frères adoptifs, amis ou amants potentiels. Sa relation prudemment cordiale avec son voisin Adam Hauptman (alpha de la meute du Columbia Basin dans l’État de Washington) repose sur un mélange d’attirance et de respect, mais aussi d’exaspération mutuelle ; cet équilibre vole en éclats au début du tome 1 suite à… des choses, (je vais pas tout spoiler non plus) et d’ici le tome 3, Mercy se retrouve au centre de relations de pouvoir compliquées entre les fae, les vampires, les humains et les loups-garous. Sur un plan personnel, elle est au cœur d’un triangle amoureux entre Adam, dont elle vient d’apprendre qu’il l’a désignée comme sa partenaire (« mate ») il y a des années pour la protéger de sa meute, et Samuel, son premier amour de quand elle avait seize ans (et lui déjà plusieurs centaines, yuck). On lui fait comprendre qu’il faudrait quand même qu’elle se décide au lieu de jouer avec leurs sentiments, comme si la série de meurtres chez les fae, puis l’arrestation de son mentor et ami fae Zee pour le meurtre du meurtrier humain, O’Donnell (c’est compliqué) ne lui donnait pas déjà assez de soucis. Jamais une minute tranquille, dans cet univers.

Lorsqu’elle croise la route de Tim Milanovich lors d’un concert de folk où Samuel participe, il semble être un gentil geek (maladroit et pédant par moments, mais passionné et inoffensif). Elle reconnaît son odeur de la maison de O’Donnell et déduit qu’ils faisaient partie du même groupe anti-fae, « Citizens for a Bright Future ». Pour innocenter Zee, elle engage la conversation, jouant sur la jalousie évidente de Tim à l’égard de Samuel, mais prend sincèrement plaisir à débattre de matière arthurienne avec lui. Se sentant vaguement coupable de l’utiliser, elle accepte néanmoins lorsqu’il l’invite à participer à une réunion du groupe anti-fae. À l’issue de celle-ci, il lui propose de venir dîner chez lui. Elle refuse poliment, expliquant que comme elle vient de rompre avec Samuel (15 ans auparavant, mais certes), elle ne souhaite pas s’engager dans une nouvelle relation en ce moment (tout à fait honnête). Il affirme qu’il est dans la même situation, venant d’être largué par sa presque-fiancée, et que ce sera un dîner purement amical, puis finalise les détails et s’éloigne avant qu’elle ne puisse refuser. Lorsqu’elle l’appelle la veille du jour prévu pour annuler, trop consciente de la réaction potentielle d’Adam, Tim lui dit qu’il sait qu’elle enquête pour innocenter le meurtrier présumé d’O’Donnell, et qu’il peut peut-être l’aider à dresser une liste des artefacts fae que ce dernier avait volé chez ses victimes. L’un des artefacts, un bâton de berger aux pouvoirs indéterminés, semble s’être pris d’affection pour Mercy et ne cesse de réapparaître chez elle. Juste avant le dîner, Mercy hésite à appeler Adam pour lui dire ce qu’elle va faire (à force de se retrouver en danger de mort, elle sait que dire à quelqu’un où elle va est une bonne décision tactique), mais décide qu’il sera plus simple d’essuyer sa colère plus tard que de braver son interdiction maintenant. Et si elle le dit à n’importe quel autre loup-garou, ils vont cafter.

Au fur et à mesure du dîner, elle se rend compte qu’elle parle trop et réagit automatiquement lorsque Tim lui demande de manger ou boire un peu plus. Reconnaissant la présence d’une contrainte extérieure sur sa volonté (à force de côtoyer des alphas), elle identifie également le gobelet dont elle boit : « I set the old thing down on the table and wished the stupid book had included a picture of Orfino’s Bane—the goblet that the fairy had used to rob Roland’s knights of their ability to resist her will » (Briggs 242). Prenant exemple sur les fae, qui ne peuvent pas mentir mais sont des experts dans la manipulation de la vérité, Mercy teste les limites de l’objet magique, noyant les informations pertinentes dans un flot de choses vraies ou utilisant l’honnêteté comme une arme :

“Mercy, he said. What is the thing you least wanted me to know when you came here?”

I thought about that. I’d been so worried about hurting his feelings yesterday, and standing on his doorstep I’d been a little worried still. I leaned forward and said in a low voice: “I am not attracted to you at all. I don’t think you sexy or handsome. You look like an upscale geek without the intelligence to make it work for you.” (245-246)

Tim, furieux, lui broie le poignet et lui déboîte l’épaule, et la fait boire encore et encore jusqu’à ce que l’influence du gobelet se fasse sentir dans la narration à la première personne, où les ordres se retrouvent internalisés :

I fought it. I did. I fought his voice as hard as I’ve ever fought anything.

But it’s hard to fight your own heart, especially when he was so handsome […].

Tim turned to me and stared into my eyes. “You want me,” he said. “More than you wanted that ugly doctor you were dating.”

Of course I did. Desire made my body go languid and I arched my back a little. The pain in my arm was nothing to the desire I felt. (247-248)

La disparition du libre arbitre de Mercy se ressent dans les choix de vocabulaire (comme « my love », terme qu’elle n’emploie jamais) et la structure logique des phrases (« He hit me, so it must have been my fault that he was angry »), mais également dans la porosité entre narration et discours direct : plusieurs fois, Tim répond à des choses qu’elle exprime dans son monologue intérieur, lui faisant ainsi se rendre compte qu’elle les a dites à voix haute. Le brouillage des types de discours entérine le statut temporaire de Mercy comme narratrice non-fiable.

Son impuissance fait écho à celle du/de la lecteur·rice horrifié·e, qui est témoin de toutes les violations physiques et psychiques, mais note aussi le moment où Mercy appelle (inconsciemment ?) à l’aide. Pour récupérer le bâton de berger, Tim emmène Mercy à son garage et lui ordonne d’entrer le code de sécurité. Or, le tout nouveau système a été installé d’office par Adam, qui est PDG d’une compagnie de sécurité et ne cherche plus vraiment à endiguer sa paranoïa et son instinct de protection. Plus tôt dans le roman, il lui explique qu’elle doit entrer la date de naissance de sa fille Jesse (la fille d’Adam, pas de Mercy) pour désactiver l’alarme, et que si elle entre sa date de naissance à elle (Mercy) à la place, la porte s’ouvrira mais une alarme silencieuse sera envoyée à la police et au QG de la compagnie. Mercy entre sa propre date de naissance. À partir de là, læ lecteur·rice sait que les renforts sont en route, mais se demande s’iels arriveront à temps. Intimée de boire une fois de plus, Mercy perd connaissance (physiquement ou psychiquement, on ne sait pas) pendant une durée indéterminée, jusqu’au moment où, en plein viol, le bâton de berger apparaît sous ses doigts. Dans un état second, elle frappe Tim, et parvient à se dégager suffisamment pour attraper un pied-de-biche sur son atelier et lui défoncer le crâne. Il porte pourtant une cape magique censé le protéger de ses ennemis, mais comme Mercy comprend plus tard, elle n’était pas son ennemie à ce moment-là, puisqu’elle l’aimait. Moralité : la magie fae trouvera toujours moyen de trahir les voleurs humains.

Cependant, même après la mort de son violeur, elle reste soumise à l’effet résiduel du gobelet pendant plusieurs chapitres, forcée de suivre les ordres que Tim lui avait donnés [TW] :

“You’ll be so grateful to me and you’ll know that you’ll never feel anything like it again.” He dropped to his knees beside me. His beautiful skin was flushed an ugly red. “When I finish… when I leave—you won’t be able to stand it all alone, because you know that no one will ever love you after I’m done. No one. You’ll go to the river and swim until you can’t swim anymore.”

He unzipped his jeans, and I knew with bleak certainty that he was right. No one would love me after this. Adam would never love me after this. I might as well drown myself when I lost my love, just as my foster father had.

“Quit crying,” he said. “What do you have to cry about? You want this. Say it. You want me.”

“I want you,” I said.

“Not like that. Not like that.” (252-253)

Le père adoptif de Mercy était un loup-garou qui s’est suicidé par noyade après la mort de sa femme humaine : sans le savoir, Tim vient de toucher un traumatisme enfoui dans le passé de Mercy, éveillant des pensées suicidaires qui persistent par la suite. La sensation de souillure physique et psychique est aussi un symptôme courant chez les victimes de viol : même après avoir purgé complètement l’effet du gobelet, Mercy se retrouve à prendre des douches à répétition. Sa réaction face à l’arrivée des renforts croise également expression de traumatisme et effet surnaturel, lorsqu’elle affirme : « There was nowhere for a person to hide. So I wouldn’t be a person » (255). L’interprétation littérale (elle n’est pas une personne parce qu’elle prend sa forme de coyote) se superpose au symbolisme (perte de l’humanité, disparition du moi face aux horreurs subies et commises). La forme de coyote qu’elle conserve pendant les jours qui suivent la protège : si elle ne peut pas parler, personne ne peut la convaincre de raconter ce qui est arrivé (les images des caméras de surveillance rendant son témoignage superflu sur le plan légal, une fois que les effets du gobelet sont vérifiés par une fae).

Mais les caméras n’ont pas de son, et personne ne sait que Tim a ordonné à Mercy de se noyer. Adam, rongé par la culpabilité, ne lit que de la peur envers lui dans la prostration de Mercy, et c’est l’intervention d’un tiers qui les sauve tous les deux : Ben, un jeune loup-garou britannique qui a récemment rejoint la meute après avoir été suspecté d’une série de viols particulièrement violents. Cynique, misogyne et doté d’un vocabulaire ordurier, il est traité avec méfiance par Mercy mais a commencé à se racheter dans le tome précédent. Ben, on l’apprend ici, est une victime de viol, et alors qu’il tente d’expliquer à Adam ce que ressent Mercy, il donne enfin voix à toutes les choses qu’il ne pouvait pas dire lorsqu’il était enfant [TW] :

“Fine then.” Ben stopped pacing. “Fine. If you don’t fight, it’s not quite the same. If they make you help, make you cooperate, then it’s not clear to you anymore. Is it rape? You feel dirty, violated, and guilty. Most of all guilty because you should have fought. Especially if you’re Mercy and you fight everything.” (278)

L’emploi de la deuxième personne du singulier libère la parole. Par la suite, Ben re-raconte au discours direct toute l’histoire du point de vue de Mercy, à la troisième personne – pour guérir la narration à la première personne empoisonnée par Tim et l’effet du gobelet. Le mot « rape » est employé d’abord par la fae qui identifie le gobelet, puis par Ben, puis par Adam, répété encore et encore jusqu’à ce que Mercy soit suffisamment revenue à elle-même pour le dire : « “I think Tim Milanovich is dead. I killed him and Adam ripped him into pieces […]. I wonder if killing your rapist will ever become a recognized therapy practice. Worked for me” » (292).

Cela n’empêche pas Mercy de subir les effets du traumatisme pendant plusieurs tomes, notamment des crises de panique, mais la satisfaction qu’évoque la justice poétique et brutale des loups-garous (par opposition implicite à la réalité judiciaire) est indéniable. La cape magique portée par Tim (« the Druid’s Hide »), qui a comme effet d’empêcher les ennemis du porteur de le trouver ou de lui faire du mal, peut être lue comme l’expression magique de l’impunité dont jouissent la plupart des violeurs. Le lien entre le gobelet et les drogues du viol est tout aussi évidente : « an obscenely escalated form of Rohypnol with the nastier properties of datura » (Lennard 153).  L’ascendant physique de Tim est également dû à des bracelets magiques (« bracers of giant strength »), et enfin, il porte un anneau en argent qui l’aide à être convaincant (« it makes the tongue of the wearer sweeter than honey », Briggs 243). La révélation de cet objet, pourtant le moins puissant du lot, amène à relire les interactions entre Mercy et Tim sous un autre angle, faisant planer le doute sur la sympathie qu’il lui inspire et les deux fois où elle omet de décommander le dîner. Est-ce dû à la magie de l’anneau ou à la façon dont on apprend aux femmes à toujours être polies et à ne pas surtout pas vexer les hommes ? Le récit ne tranche pas.

Notons que même si les deux séries légitiment les décisions des couples alphas Kate/Curran et Mercy/Adam, elles nous montrent aussi d’autres autorités qui abusent de leur pouvoir : de façon subtile chez Andrews où Kate doit sans cesse déjouer les intrigues de la Meute, et horrifiante dans Alpha et Omega, une autre série de Briggs centrée sur Charles Cornick (le fils de Bran) et sa femme Anna. Anne est une louve oméga, c’est-à-dire qu’elle n’a ni instinct de domination, ni instinct de soumission. Rares et précieux·ses, les omégas sont toujours protégé·e·s, mais Anna fait partie d’une meute complètement pervertie par le couple alpha qui la coupe du monde, la terrorise et la soumet à des viols punitifs de la part de Justin, un loup-garou sadique à moitié fou. Anna a été métamorphosée contre son gré (crime passible de peine capitale) par Justin suite à un rendez-vous avec lui accepté par politesse ; on apprend plus tard qu’il voyait le potentiel d’une oméga en elle et l’a mordue exprès. Maltraitée sur tous les tableaux, entourée de mensonges et à moitié affamée, Anna trouve néanmoins le courage d’appeler à l’aide, d’où l’arrivée de Charles, que le Marrok envoie éliminer ceux qui ne respectent pas ses lois. Se reconstruire après autant de traumatismes est long et douloureux pour Anna, mais comme Mercy, elle est animée d’une force tranquille que rien ni personne ne peut étouffer.

C’est ce qui me touche le plus dans ces romans : cette idée que le pouvoir le plus puissant, c’est survivre et relever la tête ; cette foi inébranlable en la victoire de l’individu sur les forces du mal – hommes, monstres, et tous les entre-deux. La construction de familles et communautés joue aussi un rôle central, établissant un microcosme utopique en marge d’un système corrompu plus large. Sous l’impulsion de Mercy, la meute adopte de plus en plus d’individus traumatisé·e·s au fil de la série : loups-garous, vampires, humains (normaux et/ou maudits), fae, et, dans le tome 11 qui vient de sortir… un chaton. Une chance sur deux qu’il crache du feu dans le prochain bouquin, au point où on en est. La famille élargie de Kate et Curran est encore plus étrange. Néanmoins, pour prendre le contre-pied de cette tendance inclusive, je vous propose pour finir d’explorer un exemple d’altérité radicale, et la place problématique de l’empathie. Fini les boules de poils, passons aux reptiles.

3) Altérité radicale et honneur perdu dans Tooth and Claw de Jo Walton

[Cette section sur Walton, à quelques reformulations et remaniements près, est tirée de ma thèse de doctorat (p.63-68, voir référence dans la bibliographie). Le recyclage c’est bon pour la planète et la santé mentale des docteures en littérature.]

Walton explique en avant-propos de son roman que Tooth and Claw découle d’une expérience de pensée (« et si… ? ») construite autour d’une réinterprétation rigoureuse des clichés du roman sentimental :

It has to be admitted that a number of the core axioms of the Victorian novel are just wrong. People aren’t like that. Women, especially, aren’t like that. This novel is the result of wondering what a world would be like if they were, if the axioms of the sentimental Victorian novel were inescapable laws of biology.

L’intrigue centrale de Tooth and Claw, à savoir l’héritage contesté du patriarche Bon Agornin qui meurt dans le premier chapitre, est un enjeu narratif extrêmement banal dans les romans du XIXe siècle. Mais dans ce cas précis, ce n’est pas la répartition de l’or ou des terres qui pose problème ; c’est celle du corps du défunt. Le cannibalisme est une pratique courante, légale et presque spirituelle dans cet univers : en effet, si les dragons se nourrissent de bœufs et moutons pour vivre, seule la chair de dragon leur permet de gagner en taille et en force. Walton joue avec le principe d’une loi du plus fort comme norme culturelle : en réalité, la puissance d’un dragon va croissante avec son rang justement parce que les aristocrates ont plus d’occasions de manger de la chair de dragon et la perpétuation des élites sociales n’est donc « naturelle » qu’en apparence. Le système légal, malgré ses méthodes sauvages (le coupable est souvent exécuté sur-le-champ par les juges, qui consomment les yeux avant de livrer le cadavre au parti vainqueur), protège toujours les puissants. Le fils aîné Avan Agornin, rappelant à ses sœurs pourquoi il doit céder la gestion du desmesne de leur père à leur beau-frère plus âgé Daverak, s’exclame :

My dear maidens, have you not considered that in addition to being seventy feet long and fire-breathing, Father is, or rather was, nearly five hundred old? […]. If I set up as Dignified, all the neighbourhood Dignifieds and Illustriouses would eat away at our territory and eventually at us, sure as sunrise. (Walton 12)

Le zeugma sémantique final, qui relie des sens figurés et littéraux de « to eat away at something/someone » (appétit de conquête et cannibalisme), produit un effet de surprise comique propre à cette figure rhétorique. L’ellipse grammaticale qui fait ressortir le sens nécessite la participation du/de la lecteur·rice. Cellelui-ci relie mentalement les deux termes de l’attelage, mais l’écart cognitif persiste. Cette hésitation constante entre sens littéral et sens figuré ressort notamment à propos de la condition des dragonnes, que læ lecteur·rice découvre suite à la demande en mariage désastreuse entre Blessed Frelt (venu exprimer ses condoléances) et Selendra Agornin.

Jusque-là, une description rapide des personnages a permis d’induire que les vierges (« maidens ») sont de couleur dorée, alors que les mères sont rouges, et que la couleur des écailles ne revêt pas seulement une importance esthétique, mais le sens exact de la différence chromatique n’est pas encore clair. Lorsque Selendra reçoit à son corps défendant les avances de Frelt, il se permet des libertés indignes de son statut de pasteur, qui terrifient la jeune dragonne. Les pensées de Frelt, relayées en discours narrativisé, évoquent clairement l’état d’esprit d’un violeur : « He leaned closer still, leaning on her, well aware that she was a maiden dragon and could be awakened to love by such closeness. He had intended to use argument, but now that he felt her close, he was almost overpowered himself by the scent of her » (36). L’utilisation d’euphémismes (« awakened to love ») et de formes passives retournant la faute sur la victime (« overpowered by ») est tristement familière.

Selendra réussit néanmoins à lui faire reprendre ses esprits et læ lecteur·rice est amené·e à croire qu’il y a eu plus de peur que de mal : « Ravishing her was closer to Frelt’s thoughts than he would have wished to admit, but he also was calmer after the chase and stopped as he was bidden » (38). Au sous-chapitre suivant, la jeune dragonne tremblante rejoint ses frères et sœurs dans la salle à manger, rosissant et pâlissant successivement sous le coup de l’agitation. L’euphémisme auquel elle a recours (« I am a little shaken ») est glosé par une litote très ironique du narrateur : « Seldom has a maiden been less gratified by an unwelcome proposal » (40). Walton utilise ici la pudeur de la langue du XIXe siècle pour nous aiguiller sur de fausses pistes. La danse des questions et réponses hésitantes (« Did he… approach you ? » , « He has not hurt me ») évite soigneusement toute référence explicite à l’acte sexuel, s’enlisant dans des hyperonymes, et semble s’acheminer vers un retour au calme jusqu’au moment où un des frères s’exclame : « You are pink! […] If he has done that he will marry you in recompense » (40).

Ma première réaction : est-ce qu’il y a eu une ellipse temporelle ? Clairement la couleur rose reflète un changement morphologique et pas émotionnel, mais où se situe l’irréparable dans la scène précédente ? Selendra insiste que Frelt ne l’a pas « blessée » ou « agressée » et qu’il ne s’est « rien » passé mais ses frères décrètent qu’elle n’a d’autre recours que de l’épouser si elle ne veut pas être une ‘fille perdue’ : « [I]t is too late and there must be a marriage. It is making the best of a bad situation, I know, but consider the alternative. » (41). J’avais pourtant l’impression, forte de mon bagage de lectrice d’Austen, de comprendre la communication à demi-mots des personnages. La scène qui suit, où la vieille servante Haner administre un remède censé rendre sa couleur virginale à la jeune dragonne, complique encore l’herméneutique : « If it works too well, you’ll be restored, but you’ll not be able to blush when the right time comes » (43). On pense aux dangers des avortements clandestins, notamment pour la capacité à avoir plus tard des enfants désirés. Si Selendra hésite longtemps à accepter Sher, le dragon qu’elle aime, c’est aussi parce qu’ils se retrouvent proches physiquement à plusieurs reprises et qu’elle reste dorée : craint-elle être devenue « stérile » ? On apprend plus tard que les chaleurs des dragonnes sont provoquées par l’ingestion de certains aliments, ce n’est donc pas une grossesse que risquait Selendra. Que s’est-il passé ?

Mon amour d’Austen m’amène aussi à noter les points communs entre Blessed Frelt et Mr Collins dans Pride and Prejudice. Lors de la demande en mariage de celui-ci, Lizzie Bennet se défend contre l’envie d’éclater de rire et les exhortations de sa mère à faire un mariage avantageux ; Selendra défend son intégrité physique, psychique et sociale. L’incapacité de Mr Collins à admettre le refus d’Elizabeth reflète sa vanité et sa bêtise ; dans le même temps, le « no » répété trois fois (avec une ponctuation de plus en plus expressive) par Selendra sert de marqueur textuel pour une agression sexuelle. Alors que læ lecteur·rice prend peu à peu conscience de ce que la dragonne vient de subir sous ses yeux, la complicité établie précédemment par le jeu herméneutique perd son innocence. Dans le registre merveilleux et l’expérience de pensée mise en place, le changement chromatique n’est pas une métaphore, pourtant le désir d’interprétation semble non seulement irrésistible mais nécessaire pour faire preuve de l’empathie appropriée avec la victime. La couleur rose n’en reste pas moins opaque dans sa polysémie et læ lecteur·rice condamné·e à être témoin d’un crime qu’iel ne peut comprendre.

Les dragonnes ne sont pas pour autant impuissantes : le roman se termine sur le triomphe de tous les enfants Agornin, y compris Selendra qui, après avoir enfin accepté la demande de Sher, l’enlace et prend immédiatement une belle couleur rose. Son frère Penn entretenait depuis des années une relation avec une dragonne rose, Sebeth, mais n’avait pas les moyens de la demander en mariage. Il s’avère que son père, un dragon de haut rang qui l’avait déshéritée lorsqu’elle a été enlevée et déshonorée (coup politique de ses ennemis), vient de mourir en rétablissant son statut d’héritière : c’est donc Sebeth qui demande Penn en mariage, à sa grande joie, et on peut supposer qu’elle utilisera son pouvoir pour bousculer les normes et coutumes draconiques – mais le roman s’arrête là, nous laissant sur le renouveau symbolique de la société que représente le mariage à la fin de la comédie ou du roman sentimental. Retour à la case départ ?

Conclusion

Je conçois la fantasy comme une littérature spéculative, et considère par conséquent que la définition originale de la science-fiction d’après Serge Lehman lui convient tout autant. Lehman parle de « l’expérience de l’éblouissement ou du vertige qui surgit lorsque de toutes les significations possibles d’une métaphore […] c’est la plus objective, la plus littérale, la plus plate, donc la plus riche en développements logiques, la plus inattendue en somme, qui engendre le monde de l’œuvre » (24:18-24:34). Le conte de fées a son propre régime de réification des métaphores : pour mettre en garde les jeunes filles contre les prédateurs, on nous raconte l’histoire d’une petite fille qui fait confiance à un loup et en paye le prix (oui je sais qu’il y a beaucoup d’interprétations, moi aussi j’ai lu Bettelheim). L’homme est un loup pour l’homme, pigé. Mais pour la fantasy, ce n’est que le début.

Pourquoi le capuchon rouge, comme la peau rose des dragonnes chez Walton, marque la victime au lieu d’indiquer le coupable ? Pourquoi la responsabilité retomberait-elle sur la petite fille ? N’est-ce pas plutôt la société (la mère, la grand-mère, le bûcheron qui vient à la rescousse chez Grimm mais pas chez Perrault) qui a échoué ? Et si, au lieu d’accepter la forêt du viol comme un espace naturel, on essayait d’abattre quelques arbres pour y voir plus clair ? Parfois le prédateur est un « nice guy », un geek inoffensif qui tire toutes sa force d’« objets magiques » volés, ou simplement de ses privilèges dans une société patriarcale. C’est le collègue qui lit un simple compliment comme une invitation sexuelle, c’est le pasteur de la famille qu’on ne veut pas vexer, c’est le garçon avec qui on flirte une soirée, l’ami, l’amant, le parent. Et si la petite fille survivait à l’attaque, et devenait une chasseuse de prédateurs ? Et si elle avait été élevée chez les hommes-loups, et qu’elle avait elle aussi une part animale, ce qui rend les arguments de nature, d’instinct et de pulsions beaucoup moins convaincants… (Ceci n’est pas un appel à la déforestation et à la chasse au canis lupus).

La fantasy est un miroir de notre monde, mais c’est un miroir déformant. Tolkien avait une sainte horreur des allégories, et je suis fermement du côté du texte et de ses lectures plurielles démoniaques, face à l’oeuvre monoglossique (là c’est Barthes par contre, je ne crois pas que Tolkien approuverait, en bon catholique). Pour autant, la fiction repose sur des codes et des raccourcis qui nous permettent de participer à la construction du monde imaginaire. En littérature de l’imaginaire, on parle de xéno-encyclopédie, concept élaboré par Richard Saint-Gelais à partir d’Umberto Eco. C’est Irène Langlet qui l’explique le mieux :

[L]’ensemble des opérations cognitives du lecteur vise à établir, bien plus qu’un “mirage paradigmatique”, une encyclopédie (au sens d’Umberto Eco) complète – ou son mirage, c’est-à-dire une encyclopédie possiblement complète – nécessaire à la compréhension, et à l’acceptation comme vraisemblable, des étrangetés du récit. Cette “xéno-encyclopédie” se règle sur l’encyclopédie de départ du lecteur selon un principe d’écart minimal. (Langlet 26)

Confronté·e à la réaction déchirante de Maléfique à son réveil, læ lecteur·rice cherche un équivalent encyclopédique pour le crime xéno-encyclopédique qui vient d’être commis – le cinéma en tant que médium a d’ailleurs systématiquement recours à des raccourcis visuels.

Il est normal de vouloir comprendre, et je dirais même que dans Mercy Thompson, cet instinct de com-préhension rend la com-passion, (le souffrir-avec, comme dirait les philosophes) le fait d’être un·e témoin impuissant·e au cœur des violences physiques et psychiques, supportable. L’attirail magique dont se sert Tim révèle que son pouvoir n’a rien de « naturel » au sens d’inévitable, qu’une fois qu’on les lui enlève, ce n’est qu’un loser et un lâche – et d’ailleurs que même bardé d’objets magiques, Mercy est plus forte que lui physiquement et mentalement. L’élément surnaturel permet ainsi une mise à distance pour supporter le traumatisme, en particulier en ce qui concerne les pensées suicidaires, qui s’effacent une fois qu’elle a purgé tout ce qui empoisonnait son corps et son esprit. La narratrice à la première personne n’est plus en état de faire la différence, mais læ lecteur·rice sait que le dégoût de soi vient du violeur, et que plus le temps passe, plus les effets du gobelet s’estompent. En tout cas moi ça m’a aidé à supporter la relecture de ce tome pour écrire ce billet – je ne sais pas ce qu’il en est pour des victimes de viol, et si le message en vaut les potentielles crises de stress post-traumatiques. Une des choses qui m’a interpellé avec l’anneau en argent de Tim et la signification opaque du rose chez Walton, c’est justement l’élément qui encourage à relire sous un autre angle les interactions précédentes entre l’agresseur et sa victime : un des effets secondaires de la « pilule rouge » du féminisme, c’est de revoir et relire des œuvres qu’on a aimé et de voir des agressions sexuelles dans ce qui était dépeint comme romantique….

Un dernier concept, cette fois éthique plutôt que littéraire, pour éclairer la scène de Tooth and Claw, concept tiré des trauma studies et entendu dans le cadre d’un autre colloque auquel je participais en mai : l’« empathic unsettlement » de Dominick LaCapra. Emy Koopman le glose comme suit : « a mode of writing that allows the reader to feel an affective bond with the victim, without allowing for (over-)identification with the victim » (Koopman 243). En anglais « to unsettle » veut dire bouleverser, perturber, déranger au sens propre et figuré. Tooth and Claw, qui résiste à ma pulsion de comprendre, est de ces romans qui me font dire que oui, la fantasy est un genre qui dérange, perturbe et bouleverse autant qu’il fait rêver. Hic sunt dracones – on vous aura prévenu.

[Au passage, les romans existent en VF : Meurtre magique (traduit par ???) dans la collection Urban Fantasy chez Infinity ou chez Milady, Le Baiser du fer (traduit par Lorène Lenoir) chez Milady et Les griffes et les crocs (traduit par Florence Dolisi) chez Denoël.]

[Si vous avez lu ce billet jusqu’au bout, merci et bravo ! Maintenez allez boire un thé, faire un câlin au chat, ou n’importe quelle autre forme de self-care.]

Caroline Duvezin

Bibliographie

Œuvres citées

Andrews, Ilona. Magic Slays (Kate Daniels Book 5). Ace Books, 2011.
Briggs, Patricia. Iron Kissed (Mercy Thompson Book 3). Ace Books, 2008.
Koopman, Emy. « Reading the Suffering of Others. The Ethical Possibilities of ‘Empathic Unsettlement’ ». Journal of Literary Theory 4:2 (January 2010), p.235-251.
Langlet, Irène. La science-fiction : Lecture et poétique d’un genre littéraire. Armand Colin, 2006.
Lehman, Serge. « Pour une définition auto-théorique de la science-fiction » in Le mois de la science-fiction à l’ENS, 12 mai 2006, École Normale Supérieure de Paris. <http://diffusion.ens.fr/data/video-wmv/2006_05_12_lehman_adsl.wmv&gt; (consulté le 15/12/2016)
Lennard, John. Of Sex and Faerie: Further Essays on Genre Fiction. Humanities Ebook, 2010.
Walton, Jo. [2003] Tooth and Claw. Constable & Robinson Ltd., 2013.
Wendell, Sarah and Tan, Candy. Beyond Heaving Bosoms: The Smart Bitches’ Guide to Romance Novels. Fireside, 2009.

Œuvres mentionnées

Andrews, Ilona. Magic Mourns (Kate Daniels Book 3.5). Ace Books, 2009.
Andrews, Ilona. Magic Dreams (Kate Daniels Book 4.5). Ace Books, 2012.
Andrews, Ilona. Gunmetal Magic (Kate Daniels Book 5.5). Ace Books, 2012.
Andrews, Ilona. Magic Steals (Kate Daniels Book 6.5). Intermix, 2016.
Austen, Jane. [1813] Pride and Prejudice in The Complete Novels of Jane Austen. Penguin Books, 1996. 223-445.
Barthes, Roland. « De l’œuvre au texte » in Essais critiques IV : Le bruissement de la langue. Éditions du Seuil, 1974. 69-77.
Besson, Anne. La fantasy. Klincksieck, 2007.
Bettelheim, Bruno. The Uses of Enchantment: The Meaning and Importance of Fairy Tales. Vintage Books, 1976.
Briggs, Patricia. « Alpha and Omega » in Briggs et.al., On The Prowl. Berkley Books, 2007.  2-72.
Duvezin-Caubet, Caroline. « Dragons à vapeur : Vers une poétique de la fantasy néo-victorienne contemporaine ». Thèse de doctorat. Université de Nice Côte d’Azur, 2017.
Eco, Umberto. Sémiotique et philosophie du langage. Trad. Bouzaher, Myriem. Presses universitaires de France, 1988.
LaCapra, Dominick. Writing History, Writing Trauma. JHU Press, 2001.
Maleficent. Dir. Stromberg, Robert. Perf. Jolie, Angelina. Walt Disney Pictures, 2014.
Meyer, Stephenie. Breaking Dawn (Twilight Book 4). Little, Brown and Company, 2008.
Saint-Gelais, Richard. L’empire du pseudo : Modernité de la science-fiction. Nova Bene, 1999.
Todorov, Tzvetan. Introduction à la littérature fantastique. Éditions du Seuil, 1970.
Tolkien, J.R.R. « On Fairy Stories » in The Tolkien Reader. Del Reyes Books, 1966. 33-99.

[1] Le surnaturel est réel et accepté dans l’univers fictionnel, contrairement au régime de l’étrange, où le surnaturel aura finalement une explication rationnelle (le narrateur a été drogué, était fou, rêvait), et au fantastique, qui maintient l’hésitation entre ces deux pôles. C’est en tout cas la définition du fantastique d’après Tzvetan Todorov – il en existe d’autres, et pour une vue d’ensemble sur les débats sémantiques qui animent les chercheur·se·s, je vous renvoie à La fantasy (2007) d’Anne Besson chez Klinsieck.

[2] « The heated descriptions of breaking the hymen can, with very little trouble, be transferred over to the male vampire/werewolf biting the female human to transform her. Through this agency of contamination the female human is initiated into the world of sex or “darkness” and discovers sexual autonomy » (Lilith Saintcrow, citée dans Wendell et Tan, 53). Cette section du livre traite de la transformation du motif de la virginité dans des romances plus contemporaines, après une examination des romances ‘Old Skool’ (années 70 et 80) où le héros viole explicitement l’héroïne (topos permettant entre autres de déresponsabiliser l’héroïne pour son entrée dans la sexualité, et donc de ne pas entacher sa vertu).

Dance battle: An American in Paris vs. Dirty Dancing

Régulièrement, des articles paraissent pour réaffirmer que Birth of a nation est un chef d’œuvre, en dépit de son idéologie raciste et pro-KKK. C’est finalement important de le dire, car, comme j’ai essayé de le montrer dans un précédent billet, OUI, il y a des chefs d’œuvre dont l’idéologie est absolument dégueulasse, il y a des grands films racistes, sexistes, colonialistes, etc. Il ne sert à rien de s’échiner à trouver une explication esthétique ou artistique à un choix scénaristique politiquement discutable (comme par exemple s’acharnent à le faire certains spécialistes d’Hergé). Richard Brody a écrit ainsi dans The New Yorker: « The worst thing about Birth of a nation is how good it is ». L’idéologie puante du film n’a pas de vertu esthétique en elle-même, elle est là, tout simplement…

Souvent, le sexisme se traduit dans un scénario par des stéréotypes réducteurs ou une absence de personnages féminins; dans ce cas, il est rare que le plaisir esthétique soit complètement gâché. Mais lorsque pour aimer un film, il faut entrer en sympathie avec un personnage – sous peine d’être totalement indifférent⋅e aux enjeux du récit – l’adhésion politique ou éthique aux actions du personnage joue un rôle clef dans le plaisir pris au film.

Je voudrais donner ici un exemple comparé de deux expériences cinématographiques qui montrent, au cas où il faudrait encore le prouver, qu’un chef d’œuvre sur le plan esthétique n’est pas un gage de finesse d’analyse dans les relations hommes/femmes, et que contrairement à ce qu’on prétend souvent, on peut trouver dans la culture populaire des récits parfos beaucoup plus fins sur les relations humaines, les relations de pouvoir, de classe, de genre, les relations familiales et les relations amoureuses.

Cette année, j’ai donc vu pour la première fois deux films de danse, Un Américain à Paris de Vincente Minelli (dont j’avais beaucoup aimé la comédie musicale Tous en scène, remarquablement filmée et mise en scène), et Dirty Dancing, que très étonnamment, je n’avais jamais regardé, et qui était dans ma tête un truc un peu fleur bleue pour adolescentes.

Ce sont deux films que j’ai vus par hasard alors qu’ils passaient à la télévision. En tombant sur Un Américain à Paris, je me suis dit « Oh chouette! je ne l’ai jamais vu », et je me suis vautrée dans le canapé à côté de mon copain en me disant que j’allais passer une bonne soirée à écouter du Gershwin – parce que Un Américain à Paris est un film construit à partir du ballet de Gershwin du même nom, auquel on a ajouté un scénario et où l’on a intégré des chansons composées par Gershwin – et à voir de la danse (j’aime la danse), le tout en plus, bien filmé parce que c’est Minelli.

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Petit guide littéraire et mythologique pour violer mais pas trop violemment

[Quelques précisions dans un nouveau billet en réponse à une partie de l’article « Enseigner avec civilité ? » d’H. Merlin-Kajman]

« Si nos élèves avaient l’occasion de réapprendre par cœur un peu de notre poésie française, lire des œuvres de Ronsard comment pourraient-ils encore maltraiter une jeune fille ? »

Je sais bien que ça va finir par ressembler à de l’acharnement, mais je voudrais profiter de mon année d’agrégation pour répondre à une proposition de François-Xavier Bellamy, adversaire des ABCD de l’égalité et défenseur de la transmission de la culture française, de remplacer l’éducation à l’égalité par la lecture des poèmes de Ronsard. Il faut dire que c’est quand même osé: la solution semble tellement évidente, d’une simplicité qui lui donne une aura d’idée géniale – la réponse était donc, là, sous nos yeux, dans cet héritage culturel que nous avons renoncé à transmettre à l’école?

Je simplifie bien sûr, la solution, ce n’est pas seulement Ronsard, c’est aussi raconter le procès de Jeanne d’Arc, les recherches de Marie Curie (parce qu’on vous a déjà parlé d’une autre femme scientifique à l’école à vous?), mais surtout, surtout lire de la poésie parce que toute la finesse des relations entre hommes et femmes dans la culture française se trouve là. L’idée revient tout le temps dans les ouvrages, conférences, interventions de François-Xavier Bellamy, mais je vous cite juste un extrait de son audition au Sénat, le 19 Mars 2015.

« Je suis convaincu que [lutter contre le sexisme] n’est ni superflu ni irréaliste et doit constituer une priorité, ayant eu l’occasion de constater dans de nombreux établissements, notamment situés dans des zones défavorisées, que le sexisme est une réalité. […]

Il suffit d’ailleurs de s’intéresser à certaines productions de ce que l’on appelle les « cultures urbaines » pour constater que l’image de la femme y est souvent dégradée, maltraitée. Dans notre espace public même, nous devons reconnaître qu’à travers la publicité, le sexisme et la dévalorisation de la femme sont souvent une réalité. […]

Si, par miracle, nos élèves avaient l’occasion de temps en temps de réapprendre par cœur un peu de notre poésie française, lire des œuvres de Ronsard, Verlaine, Musset, Chénier, comment pourraient-ils encore mal parler à une jeune fille ou la maltraiter ? »

Il s’agit ainsi de dessiner un schéma binaire, d’opposer aux « cultures urbaines » (je ne pense pas qu’elles entrent dans la définition qu’a François-Xavier Bellamy de la culture), celles des « zones défavorisées », mais aussi celles de la mondialisation libérale ou de la société de consommation, la publicité en premier lieu, citée ici (je ne crois pas que par « espace public », FX Bellamy essaie de faire de l’humour sur le comportement de certains sénateurs à qui il s’adresse, malheureusement), à une culture française ancrée dans une tradition millénaire (Jeanne d’Arc), où se trouverait l’élaboration d’un modèle de relation entre hommes et femmes fondé sur le respect et la différence.

Cassandre, Europe et Danaé: l’imaginaire du viol dans le sonnet 20 des Amours

C’est vrai qu’à première vue, je trouvais ça mignon Les Amours, les 19 premiers sonnets, ça passait – certes, le côté Muse idéalisée je n’étais pas fan au départ, mais bon, c’est la poésie amoureuse du XVIè siècle, et ça ne peut pas être si terrible. Et puis, j’arrive au sonnet 20, et je me frotte les yeux, je relis trois fois, je regarde les notes, mais non, c’est bien ça:

Je voudroi bien richement jaunissant
En pluïe d’or goute à goute descendre
Dans le beau sein de ma belle Cassandre,
Lors qu’en ses yeus le somme va glissant.

Je voudroi bien en toreau blandissant
Me transformer pour finement la prendre,
Quand elle va par l’herbe la plus tendre
Seule à l’escart mile fleurs ravissant.

Je voudroi bien affin d’aiser ma peine,
Estre un Narcisse, et elle une fontaine,
Pour m’i plonger une nuit à séjour ;

Et voudroi bien que cette nuit encore
Durât tousjours sans que jamais l’Aurore
D’un front nouveau nous rallumât le jour.

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Un viol disparaît : zone grise et mère coupable

N.B. Ce billet est le produit d’une discussion initiée sur Twitter par Caroline Muller à propos du Don Giovanni de Mozart, et poursuivie avec Maxime Triquenaux. Nous avons décidé de transformer cette conversation en une série de trois billets, qui posent la question du traitement du viol dans nos disciplines respectives (histoire et littérature).

 

LE COMTE
En vérité, Suzon, j’ai pensé mille fois que si nous poursuivons ailleurs ce plaisir qui nous fuit chez elles, c’est qu’elles n’étudient pas assez l’art de soutenir notre goût, de se renouveler à l’amour, de ranimer, pour ainsi dire, le charme de leur possession par celui de la variété.
LA COMTESSE, piquée.
Donc elles doivent tout ?…
LE COMTE, riant.
Et l’homme rien ? Changerons-nous la marche de la nature ?

Le Mariage de Figaro est une pièce fabuleuse pour étudier le genre : abus de pouvoirs, chantage sexuel, relations abusives, généralisations constantes sur les hommes ou les femmes, naturalisation de la sexualité masculine, triomphe dramatique des personnages féminins… Tout cela est mis en scène par Beaumarchais, et les critiques font bien leur boulot en soulignant la place centrale des rapports de genre dans la pièce.

On lit moins en général (sauf quand on a le bonheur de l’avoir au programme d’agrégation) la pièce suivante, La Mère coupable, écrite en 1792, qui se déroule vingt ans après et met à nouveau en scène les personnages principaux du Mariage de Figaro : le Comte Almaviva, la Comtesse, Suzanne et Figaro.

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Déconstruction et transmission de la culture: rapport en crise ou rapport critique à l’héritage culturel?

Ce billet complète une analyse critique d’une conférence de FX Bellamy, publiée ici en Août 2015.

Sur quoi se fonde en effet le concept de genre, et le discours actuel sur le genre ? Il se fonde sur un soupçon à l’égard de la culture. Nous sommes en conflit avec la nature, et nous sommes aussi en conflit avec la culture. Quand Madame Vallaud-Belkacem répète à longueur de temps qu’il faut déconstruire les stéréotypes sexistes, elle affirme en fait que la culture est saturée de clichés sur les hommes et sur les femmes, et qu’il s’agit de les supprimer progressivement pour que nous puissions devenir enfin des êtres libres.
De fait, toute notre société, et toute la modernité en général, sont habitées par cette idée profonde selon laquelle la culture, tout ce qui nous a été transmis et qui a formé le regard que nous portons sur le monde, aliène notre liberté. La conception du monde, les valeurs, les normes et les règles qui habitent notre culture pèsent sur nous et nous enferment. C’est la raison pour laquelle la transmission de la culture est devenue en soi un problème.

François-Xavier Bellamy évoque dans cette conférence de 2014, accueillie par les AFC de Garches, Saint-Cloud et Vaucresson, la nécessité d’une réconciliation avec la culture, après avoir développé la nécessité d’une réconciliation avec la nature. C’est aussi la thématique principale de son ouvrage Les Déshérités (que je n’ai pas lu, et que je ne pourrai donc pas commenter). Ce point m’intéresse tout particulièrement, parce que c’est en réfléchissant aux mêmes problématiques que celles que soulève FX Bellamy (l’héritage, sa transmission, notre rapport à la culture, plein de choses passionnantes), mais surtout pour désamorcer ce genre de discours (assez répandu dans la droite conservatrice) que je tiens ce blog

Je ne vais pas prétendre que la transmission de la culture n’est pas devenue un problème – les réflexions philosophiques, sociologiques, politiques du XXè siècle ont en effet largement contribué à faire de la culture un problème. Mais une autre question se pose: est-ce vraiment embêtant que la culture devienne un problème? Faut-il s’inquiéter parce que notre rapport à la culture est maintenant problématique? Commencer à réfléchir sur un objet, quel qu’il soit, à adopter une démarche réflexive, c’est le problématiser, ce n’est pas le renier ou le détruire! En fait c’est bien la première fois que j’entends un prof de philo se plaindre qu’on problématise un objet.

François-Xavier Bellamy dénonce l’utilisation même du concept de genre pour aborder la culture. C’est vrai, le genre est un outil d’analyse qui a une portée critique (et polémique) très forte. Mais est-ce que la culture doit faire l’objet d’une admiration béate devant l’héritage? Peut-on se dispenser d’une démarche réflexive face à cet héritage? La culture doit-elle être cette chose sacrée et transparente face à laquelle il ne faut SURTOUT convoquer AUCUN outil d’analyse critique et plus généralement s’abstenir de toute contextualisation sociale et historique des productions culturelles?

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Ovide coach séduction: Pick-up artists, les origines

[Avertissement: incitation au viol, valorisation des agressions sexuelles]

Pick-up artists, séduction et culture du viol

Si vous êtes un peu connecté.e.s aux réseaux sociaux féministes, vous avez sûrement entendu parler de la polémique concernant Julien Blanc (#TakeDownJulienBlanc), un « coach séduction » qui a réussi avec une conférence prônant l’agression sexuelle comme technique de drague et une vidéo de lui agressant de jeunes japonaises par surprise à se faire interdire un visa par l’Australie, le Brésil et la Corée, où il devait se rendre pour prodiguer ses « conseils » (pas tout à fait gratuitement non plus, la solidarité masculine viriliste a ses limites – business is business). Ce jeune coach a par exemple eu la bonne idée de détourner des campagnes destinées à aider les femmes à identifier les comportements violents et sexistes de leur conjoint, en postant cette image sous le titre: « How to make her stay »…

Sans développer trop sur ce point, ce genre de détournement illustre parfaitement le très vieux débat entre un argument anti-féministe et la lutte féministe contre les violences sexuelles: celle de la place de la séduction dans les rapports homme/femme.

Un argument anti-féministe très fréquent est que les féministes seraient logiquement opposées à toute forme de séduction parce qu’elles l’interpréteraient immédiatement comme du harcèlement (« m’enfin, siffler une fille, c’est un compliment »), une agression (« que reste-t-il de nos amours » et ses fameux « baisers volés »), voire un viol (« Certes, certes, DSK est un séducteur, mais un violeur, non, enfin!!!! »). Le tout taxé de « puritanisme américain » dès que l’on évoque la nécessité de mettre fin au harcèlement sexuel au travail par exemple…

Cette image d’un féminisme « américain » puritain ou pudibond est également à l’origine de l’expression « féminisme à la française », qui est devenu le terme associé à quelques auteur.e.s (minoritaires) qui ont voulu opposer une supposée tradition libertine de séduction propre à notre culture française (Watteau, Fragonard, Boucher, toussa) à un non moins supposé féminisme américain qui ne comprend rien à la séduction. Ce très bon article de Slate revient sur les différents mythes qui permettent à la France de faire l’autruche concernant les problèmes de sexisme en brandissant un contre-modèle (imaginaire) bien repoussant…

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