Autrices, programmes et canon: mais est-ce si grave? (3)

On peut donc expliquer pourquoi il n’y a historiquement pas autant de femmes que d’hommes qui écrivent, pourquoi encore moins sont étudiées en classe, faire des efforts pour retrouver celles qui ont été oubliées, repenser l’histoire littéraire, révolutionner notre façon de concevoir le canon scolaire et universitaire, bon, bon… mais finalement, est-ce si grave de n’étudier (presque) que des écrivains?

Qui étudie le canon littéraire, qui l’enseigne?

Les cours de français entre la 6è et la 1ère sont fondés sur la transmission du canon littéraire, dans le cadre d’enseignements non-optionnels: l’enjeu concerne alors aussi bien les filles que les garçons.

Toutefois, dès que l’enseignement de la littérature relève d’une spécialisation, on trouve essentiellement des filles, comme le souligne Françoise Cahen dans sa pétition à propos des programmes de terminale littéraire:

A un type de classe composé en majorité de filles et des profs de lettres qui sont majoritairement des femmes, quel message subliminal veut-on faire passer?  Avec Bonnefoy, Jaccottet, Quignard, la littérature contemporaine a souvent été à l’honneur. Mais avec de bons chromosomes Y.

Rappelons la très forte féminisation des filières littéraires:

  • Il y avait 79% de filles en terminale L en 2012, autour de 71% en fac de lettres en 2011, et 74% en khâgne en 2012.
  • En 2008, au CAPES externe, il y avait 82% de femmes admises en lettres classiques, et 81% en lettres modernes.
  • En 2008, à l’agrégation externe, 63% de femmes admises en lettres classiques et 77% en lettres modernes.

Pour autant, dans ces filières, plus on « s’élève » dans la hiérarchie ou le prestige des postes, plus les femmes se font rares (il y a peut-être aussi un facteur générationnel, mais il n’explique pas tout, le taux de féminisation étant plutôt stable). Quand j’ai passé l’oral de l’agrégation de lettres, par exemple, à vue de nez, les trois quarts des juré⋅e⋅s étaient des hommes. On fait le même constat si l’on compare le taux de féminisation des certifié⋅e⋅s, des agrégé⋅e⋅s, des inspecteurs/trices, des docteur⋅e⋅s, des maître⋅sse⋅s de conférence (62% en langue et littérature française, 70% en littérature comparée)  et des professeur⋅e⋅s des universités (43% en langue et littérature française, 44% en littérature comparée).

Concrètement, cela veut dire que les hommes sont relativement plus présents à des postes de décision, là où l’on décide des programmes d’enseignement, des concours, et des auteur⋅e⋅s qui méritent ou non d’être étudié⋅e⋅s, mais aussi de celles ou ceux qui sont susceptibles de faire l’objet d’un mémoire de recherche de la part d’un⋅e étudiant⋅e par exemple.

Il ne s’agit pas d’y voir un « complot » des hommes pour préserver leur main-mise sur la discipline en oubliant l’existence des autrices, mais c’est une donnée qu’il faut prendre en compte si l’on évoque l’absence de réflexion critique sur l’établissement des programmes d’enseignement.

L’enseignement des lettres est bien marqué par ce paradoxe: une littérature écrite par des hommes, enseignée par des femmes, et, à partir d’un certain niveau, à des femmes. Quels sont les problèmes posés par ce décalage?

L’universalité de la littérature: un privilège d’auteur

Premier problème, indirect mais fondamental: la confrontation presque exclusive à des œuvres dont le point de vue est masculin. Ce n’est pas un problème en soi, mais cela le devient lorsque ce point de vue ne fait l’objet d’aucune contextualisation, ou que sa prétention universaliste n’est pas accompagnée d’une réflexion critique. Une enseignante, Leslie Préel, justifie ainsi dans un article consacré à l’enseignement du français dans le secondaire, la nécessité de nuancer par d’autres œuvres un monde écrit par les hommes:

Les modèles positifs que nous proposons à nos élèves sont rares. Là encore, il sera aisé de m’objecter que c’est aux enseignant.e.s d’amener les élèves à interroger ces représentations en les replaçant dans le contexte historique et littéraire qui les a produites. Toutefois, peut-être pourrions-nous sans craindre l’ire des parents, des directions, de l’inspection offrir une autre vision des choses? Peut-être serait-il possible de mettre en place un système de ressources accessibles aux enseignant.e.s rassemblant des supports pédagogiques et des textes qui parleraient du monde tel qu’il est et non tel qu’il a été rêvé ou imaginé par quelques grands auteurs mâles, dont je ne saurais toutefois remettre en cause le talent ici. L’histoire culturelle de notre pays a été écrite par des hommes, mais il est de notre devoir de montrer que cet état de fait n’est pas une fatalité.

Le problème est encore plus frontal lorsque de ce point de vue masculin résulte un discours sexiste (qu’il s’agisse de sexisme bienveillant ou de misogynie affirmée). Le sexisme peut évidemment traverser des œuvres écrites par des femmes: il ne faudrait pas essentialiser ou fétichiser le point de vue, mais c’est un autre débat qui prendrait 5 ou 6 billets à lui seul; je laisse donc prudemment cette question de côté pour le moment.

Dans les programmes de littérature comparée d’agrégation par exemple, cela a donné lieu à des corpus thématiques écrits exclusivement par des hommes sur des sujets comme l’amour (« poètes de l’amour », avec Ovide, Pétrarque, Shakespeare et Goethe) ou les femmes (« la comédie: héroïsme au féminin », avec Aristophane, Shakespeare, Molière et Goldoni). Bien sûr, un intitulé comme « héroïsme féminin » permet d’interroger les représentions de genre, et la misogynie de certaines des pièces au programme. Mais les femmes se retrouvent toujours objet du discours, sans réappropriation possible de la parole (et un an d’agrégation, c’est long). De surcroît, il faut faire confiance à la capacité des professeur⋅e⋅s qui assurent la préparation de l’épreuve d’identifier et de mettre à distance les représentations misogynes ou sexistes plutôt que de les reconduire avec un discours essentialisant, et ce n’est pas toujours gagné. Le point de vue masculin est ainsi considéré comme universel sur des sujets qui concernent de façon évidente les femmes.

En retour, un programme comme « l’écriture au féminin » (ENS A/L, 2013) semble nier la possibilité d’une portée universelle des œuvres des autrices. Entre 2002 et 2017, en-dehors du corpus de 2013, seules deux femmes avaient figuré au programme d’option, caractérisé par le regroupement de plusieurs œuvres autour d’une thématique commune. Ce déséquilibre laisse finalement penser que le seul sujet sur lequel il est intéressant d’étudier des autrices… c’est l’écriture des femmes elle-même!

Pas d’autrices en revanche sur des programmes comme « Pour la liberté » (Cyrano, Diderot, Char), « De l’éducation » (Montaigne, La Fontaine, Sartre), « Littérature et savoir » (Ronsard, Voltaire, Flaubert), « Amours cruelles » (Racine, Laclos, Proust), « Littérature et morale » (Pascal, Diderot, Zola) ou « Éducations sentimentales » (Ronsard, La Fontaine, Musset, Breton), autant d’entrées qu’on peut difficilement qualifier de problématiques de niche! La structure des programmes donne l’impression que sur tous ces sujets, les femmes n’ont tout simplement rien à dire…

Considérer qu’il faille repenser de façon critique le canon à partir de cette question du point de vue, est-ce renoncer à toute portée universelle de la littérature? Pour moi, c’est justement le contraire: on ne peut pas construire l’universalité de la littérature à partir d’un point de vue unique. Autrement dit, pour citer @placardobalais, professeure de français:

Plutôt que de postuler « la littérature est universelle », le démontrer, concrètement.

Comment se contenter d’une universalité abstraite qui ignore complètement les positions à partir desquelles sont construites les savoirs et représentations littéraires? Varier les textes, faire des choix de corpus qui prennent en compte les enjeux politiques dans la production littéraire, c’est œuvrer pour que cette universalité ne soit pas un vœu pieu, et qu’elle soit perçue, concrètement, par les élèves.

Identification et représentation: accueillir les élèves en littérature

Que l’on soit en 6è ou en dernière année d’études de lettres, avoir la certitude que les œuvres ne s’écrivent pas sans nous est fondamental, comme le rappelle @placardobalais, qui évoque la question du genre dans un billet consacré à la question de la représentation:

À l’école, les textes qu’on étudie sont principalement écrits par des hommes, à l’exception sans doute des époques plus contemporaines. On a vaguement Louise Labé, Georges (!) Sand, puis, soudain, au XXe siècle, les femmes ont enfin eu une chambre à elles et pu écrire, alors on peut enfin étudier des textes signés au féminin. De toute façon, l’histoire est écrite par les vainqueurs, et les vainqueurs sont des hommes, et puis le génie n’a pas de genre, n’est-ce pas ? […] C’est ainsi qu’à chaque fois que je propose une définition aux élèves, je choisis l’écriture épicène : au lieu de définir “un fabuliste”, nous définissons “un.e fabuliste”, ce qui me permet de rappeler que les femmes aussi peuvent écrire. Ça ne ressemble à rien, c’est une petite goutte dans un océan, mais les élèves, garçons comme filles, se montrent très réceptifs à cette petite goutte.

Au fil de ma scolarité, plus mon étude de la littérature devenait précise, académique, fouillée, plus ma connaissance de l’histoire littéraire s’enrichissait, moins j’étudiais d’autrices en cours de littérature: en 6è-5è, deux autrices contemporaines de littérature jeunesse, Odile Weulersse et Evelyne Brisou-Pellen, et deux autrices de contes, Mme d’Aulnoy et Mme Leprince de Beaumont; Mme de Sévigné en 4è, et Mme de La Fayette en 2nde. Je n’ai étudié aucune autrice d’expression française en hypokhâgne et en khâgne. Je savais bien que des femmes écrivaient, qu’elles pouvaient théoriquement écrire, mais comment en être totalement certaine si leurs œuvres n’arrivent pas jusqu’en classe?

Réfléchir à cette question de la représentation dans les études littéraires implique forcément de reposer une question fondamentale: pourquoi lisons-nous et étudions-nous de la littérature?

Je n’ai pas vraiment de réponse, évidemment, mais je vois bien en creux que ma très grande lassitude à l’égard d’un corpus de douze auteurs pendant mon année de préparation à l’agrégation témoignait d’une attente spécifique: celle de faire partie de cette littérature, de pouvoir m’y projeter d’une manière ou d’une autre plutôt que de considérer les œuvres comme de simples objets intellectuels et scolaires.

Lire uniquement des hommes pendant un an (ou plus…), surtout quand une grande partie d’entre eux produisent des discours sexistes, c’est un peu se sentir attaquée en permanence comme lectrice (j’avais déjà évoqué cette lassitude dans un billet: « Être la bienvenue dans une oeuvre » ).

Au contraire, avoir une autrice, même une seule, dans un programme de littérature, rappelle que nous faisons aussi partie de ce monde littéraire, que nous pouvons avoir voix au chapitre. Personnellement, lire des œuvres écrites par des femmes me permet de mieux apprécier celles écrites par des hommes. J’ai ainsi passé une année à sentir que j’avais besoin de Virginia Woolf pour m’approprier pour de vrai ce programme de comparée sur les « Romans de la fin d’un monde », parce quelle est la seule, dans To the Lighthouse, à esquisser dans la peinture de l’ancien monde qui sombre avec la guerre de 14-18 la possibilité d’une libération pour les femmes (pendant que deux des auteurs au programme, malgré toute l’admiration que j’ai pour eux, se complaisaient franchement dans la déploration de leur virilité en crise – bain de male tears).

Donner une place à l’identification (identification à l’autrice, identification aux personnages) dans la façon de concevoir le canon littéraire, c’est prendre la littérature au sérieux, c’est accepter que l’expérience personnelle des textes ait une importance pour leur étude, et que le genre (comme d’autres paramètres sociaux ou individuels) y joue un rôle.

Ce sont les autrices qui le disent…

Cette année, les sujets du bac de français pour les 1ère S et ES donnaient encore la parole à des hommes, qui rendaient hommage à d’autres hommes. Les femmes ont rarement l’occasion de prononcer des éloges funèbres, et étaient donc absentes – pour des raisons génériques bien sûr! – de ce corpus:

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Pourtant, les hommages à celles qui les ont précédées sont omniprésents dans les œuvres de femmes.

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Ces autrices construisent une histoire littéraire alternative, à la fois personnelle et collective, comme Marguerite Yourcenar dans son discours de réception à l’Académie française, qui salue les invisibles avant de rendre hommage à Roger Caillois:

Vous m’avez accueillie, disais-je. Ce moi incertain et flottant, cette entité dont j’ai contesté moi-même l’existence, et que je ne sens vraiment délimité que par les quelques ouvrages qu’il m’est arrivé d’écrire, le voici, tel qu’il est, entouré, accompagné d’une troupe invisible de femmes qui auraient dû, peut-être, recevoir beaucoup plus tôt cet honneur, au point que je suis tentée de m’effacer pour laisser passer leurs ombres.

Il suffit de lire de grandes autrices évoquer leur formation littéraire pour voir la place singulière et déterminante que peuvent occuper les femmes qui les précèdent: pour Virginia Woolf, dont les influences stylistiques et littéraires sont pourtant très différentes, l’importance de Jane Austen et d’Emily Brontë, et de toutes les anonymes, même celles qui n’ont pas pu écrire:

When, however, one reads of a witch being ducked, of a woman possessed by devils, of a wise woman selling herbs, or even of a very remarkable man who had a mother, then I think we are on the track of a lost novelist, a suppressed poet, of some mute and inglorious Jane Austen, some Emily Bronte who dashed her brains out on the moor or mopped and mowed about the highways crazed with the torture that her gift had put her to. Indeed, I would venture to guess that Anon, who wrote so many poems without signing them, was often a woman.

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Quand, cependant, on tombe en lisant sur telle sorcière soumise à l’ordalie par l’eau froide, ou telle femme possédée par des démons, ou telle magicienne qui vendait des herbes, ou même tel homme très remarquable qui avait un mère, je pense que nous sommes sur la trace d’une romancière perdue, d’une poétesse réprimée, de quelque Jane Austen muette et sans gloire, de quelque Emily Brontë se faisant sauter la cervelle sur la lande ou errant éperdue par les chemins, en proie à la torture à laquelle l’avait mise son talent. Vraiment, j’irai jusqu’à dire qu’Anon l’Anonyme, qui écrivit tant de poèmes sans les signer, était souvent une femme. (traduction de Marie Darrieussecq sous le titre « Un lieu à soi »)

De combien de lectures précieuses et déterminantes pour leur construction personnelle, artistique et littéraire le conservatisme du canon littéraire prive-t-il les femmes?

Ressources:

J’ai volontairement laissé de côté les problématiques de race dans ce billet. Je vous invite à lire ces deux (formidables) billets écrits par des enseignantes, qui insistent sur l’expérience des élèves dans l’enseignement du français au collège:

⇐ Première partie: les chiffres

⇐ Deuxième partie: « Mais on ne peut pas refaire l’histoire! »

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