[Avertissement: ce billet comporte un récit de viol, et mentionne des troubles du comportement alimentaire]
J’ai beaucoup parlé sur ce blog de violences sexuelles et de littérature, et j’ai souvent insisté sur la nécessité de « poser le bon mot », de qualifier correctement ce qu’on lit, même s’il faut pour cela utiliser des termes qui semblent anachroniques. Plusieurs discussions récentes, de surcroît, s’interrogeaient sur la façon dont on pouvait réagir à un récit de viol de la part d’un⋅e proche qui n’utilisait pas le terme comme cadre d’analyse (en particulier le très bon billet sous forme de BD « Appeler un viol un viol »): peut-on imposer ce mot à quelqu’un qui ne l’utilise pas spontanément pour qualifier son expérience?
Après avoir lu le dernier ouvrage d’Annie Ernaux, Mémoire de fille, j’aimerais interroger et préciser cette position. J’essaierai ici de décrire mon inconfort et ma perplexité face à cet ouvrage (vraiment magnifique par ailleurs), en posant des questions auxquelles je n’ai pas forcément de réponse: si ce billet ne ressemble pas à grand chose, c’est normal.
Pour commencer, je reproduis l’extrait qui forme le récit de l’expérience sur laquelle Annie Ernaux revient dans son livre: sa première expérience sexuelle, en 1958, alors qu’elle est animatrice dans une colonie de vacances:
Ils sont dans sa chambre à elle, dans le noir. Elle ne voit pas ce qu’il fait. A cette minute, elle croit toujours qu’ils vont continuer de s’embrasser et de se caresser au travers des vêtements sur le lit. Il dit « Déshabille-toi ». Depuis qu’il l’a invitée à danser, elle a fait tout ce qu’il lui a demandé. Entre ce qui lui arrive et ce qu’elle fait, il n’y a pas de différence. Elle se couche à côté de lui sur le lit étroit, nue. Elle n’a pas le temps de s’habituer à sa nudité entière, son corps d’homme nu, elle sent aussitôt l’énormité et la rigidité du membre qu’il pousse entre ses cuisses. Il force. Elle a mal. elle dit qu’elle est vierge, comme une défense et un explication. Elle crie. Il la houspille: « J’aimerais mieux que tu jouisses plutôt que tu gueules! » Elle voudrait être ailleurs mais elle ne part pas. Elle a froid. Elle pourrait se lever, rallumer, lui dire de se rhabiller et de s’en aller. Ou elle, se rhabiller, le planter là et retourner à la sur-pat. Elle aurait pu. Je sais que l’idée ne lui en est pas venue. C’est comme s’il était trop tard pour revenir en arrière, que les choses doivent suivre leurs cours. Qu’elle n’ait pas le droit d’abandonner cet homme dans cet état qu’elle déclenche en lui. Avec ce désir furieux qu’il a d’elle. Elle ne peut pas imaginer qu’il ne l’ait pas choisie – élue – entre toutes les autres.
La suite se déroule comme un film X où la partenaire de l’homme est à contretemps, ne sait pas quoi faire parce qu’elle ne connaît pas la suite. Lui seul en est le maître. Il a toujours un temps d’avance. Il la fait glisser au bas de son ventre, la bouche sur sa queue. Elle reçoit aussitôt la déflagration de sperme qui l’éclabousse jusque dans les narines. Il n’y a pas plus de cinq minutes qu’ils sont entrés dans la chambre.
Je suis incapable de trouver dans ma mémoire un sentiment quelconque, encore moins une pensée. La fille sur le lit assiste à ce qui lui arrive et qu’elle n’aurait jamais imaginé vivre une heure avant, c’est tout. (p.43-44)
L’ouvrage décrit les deux années qui suivent ces « cinq minutes »: au cours de l’été 58, son rejet par H, le harcèlement sexiste qu’elle subit de la part des autres moniteurs et monitrices, et durant les deux années d’études qui suivent, une existence qui reste entièrement orientée vers H (qu’elle ne revoit jamais) marquée notamment par une longue aménorrhée et des troubles du comportement alimentaire.
C’est en évoquant, au cours de l’année suivante, sa lecture du Deuxième Sexe de Simone de Beauvoir qu’Annie Ernaux s’arrête sur la possibilité ou non de circonscrire l’expérience qu’elle a décrite par le concept de viol. Le Deuxième Sexe est le seul ouvrage féministe mentionné dans Mémoire de fille, et il fait partie des outils qu’elle acquiert pour interpréter et qualifier sa première relation sexuelle.
Cela pose une difficulté: si Beauvoir évoque la question du viol dans Le Deuxième Sexe, c’est dans une perspective assez particulière. Il faut rappeler que la question des violences sexuelles est un point aveugle de la réflexion féministe avant les années 70 (avec le rôle fondamental du procès d’Aix-en-Provence en 78): personne n’imagine jusque là l’ampleur du problème. En fait, Beauvoir utilise en général le mot « viol » dans des passages où elle évoque la défloration. Annie Ernaux s’arrête sur cette phrase, catégorique, pour la récuser:
D’ailleurs, l’homme fût-il déférent et courtois, la première pénétration est toujours un viol.
Le passage entier du Deuxième Sexe pose beaucoup de problèmes, en raison de cet usage problématique du mot « viol ». Beauvoir utilise le mot pour traduire l’idée d’une violence, d’une expérience marquée par la brutalité, la douleur de la défloration et la surprise; toute sexualité pénétrative semble entrer dans ce cadre pour Beauvoir:
[Le vagin] ne devient un centre érotique que par l’intervention du mâle, et celle-ci constitue toujours une sorte de viol.
L’utilisation du mot « viol » chez Beauvoir se rapproche d’une provocation, même si elle le nuance par des expressions comme « une sorte de viol » ou « une espèce de viol ». Il n’y a pas de réflexion sur les conditions du consentement (elle écrit « à moitié consentante, à moitié révoltée » par exemple, ou parle d’ « une espèce de viol » pour commenter un récit de viol où la jeune femme n’avait pas résisté tout en ayant « suppli[é] [son compagnon] de l’épargner » auparavant). Bref, il y a beaucoup d’intuitions et de pistes ouvertes par les propos de Beauvoir, mais il faut attendre plus d’une vingtaine d’années pour voir émerger des théorisations plus solides, qui élaboreront des notions fondamentales comme la distinction entre céder et consentir.
Comment comprendre ainsi ce « il n’était pas appelé » sans complément (si j’étais mauvaise langue, je dirais que Beauvoir tombe dans l’essentialisme)?
D’ailleurs, l’homme fût-il déférent et courtois, la première pénétration est toujours un viol. Parce qu’elle souhaite des caresses sur ses lèvres, ses seins, que, peut-être, elle convoite entre ses cuisses une jouissance connue ou pressentie, voilà qu’un sexe mâle déchire la jeune fille et s’introduit dans des régions où il n’était pas appelé.
C’est à partir de la lecture de Beauvoir qu’Annie Ernaux choisit de rejeter le terme de viol pour qualifier sa première relation sexuelle, en mettant à distance la formule de Beauvoir.
Je ne sais pas si elle reconnaît sa première nuit avec H dans la description dramatique que fait Simone de Beauvoir de la perte de la virginité. Si elle est d’accord avec: « La première pénétration est toujours un viol. » Mon impossibilité encore aujourd’hui d’utiliser le mot viol au sujet de H signifie peut-être que non. Et qu’en est-il de la honte d’avoir été amoureuse folle d’un homme, de l’avoir attendu derrière une porte qu’il n’a pas ouverte, d’avoir été traitée de siphonnée et de putain sur les bords? En ai-je été nettoyée par Le Deuxième Sexe ou au contraire submergée? J’opte pour l’indécision: d’avoir reçu les clés pour comprendre la honte ne donne pas le pouvoir de l’effacer. (p.110)
Je suis mal à l’aise avec ce passage, parce que pour moi, ce qu’elle raconte est un viol, et je ne peux pas le lire autrement. Est-il possible d’utiliser le mot en tant que lectrice (ou critique), alors qu’elle le met à distance? Comment tenir une position éthique là-dessus (le fait que l’autrice soit en vie ne facilite pas les choses…)?
Dans une interview donnée à La Presse, Annie Ernaux semble consciente que ses lectrices et lecteurs liront un viol (et reconnaît, je pense, la légitimité de cette lecture), tout en réaffirmant l’impossibilité pour elle d’utiliser le terme:
– Quand on lit les événements que vous décrivez avec le regard d’aujourd’hui, ce que vous racontez, finalement, c’est une relation sans consentement, un viol?
– Oui, tout à fait. Mais la fille de 1958, le «moi» de 58, n’a pas considéré le terme de «viol» et jusqu’à maintenant, je ne pourrais pas l’employer. Il ne correspond pas à mon vécu dans la mesure où, effectivement, il s’agissait d’une autre époque, d’un autre monde, avec d’autres interdits et d’autres croyances. Je n’ai jamais employé cette expression-là dans le livre, mais au final, c’était moi qui l’avais bien cherché, hein? C’est ce qu’on disait et qu’on dit encore: «Elle l’a bien cherché…»
J’ai plusieurs fois sur ce blog évoqué des textes représentant des violences pour lesquelles le mot « viol » pose un problème d’anachronisme compte tenu de la définition retenue à l’époque (viols conjugaux, viols perpétrés sans usage de la force…). Avec Mémoire de fille, l’anachronisme se situe au cœur du sujet: Annie Ernaux montre qu’elle ne peut s’approprier cette expérience qu’à partir de la façon dont elle l’a vécu comme sujet, en 58, dans le contexte idéologique de l’époque (elle insiste à cet égard sur la rupture que constitue 68).
La mise à distance du mot « viol » s’articule ainsi avec une démarche de réappropriation de sa propre expérience, démarche dans laquelle le comportement de H devient secondaire. Il y a une forme de mise à distance des violeurs: on voudrait accuser l’homme, mais Annie Ernaux recentre justement le propos sur elle-même, ce qui participe en même temps de ce processus de réappropriation de soi comme sujet par l’écriture. C’est à cet égard un choix très pertinent, qui renforce la violence et la force du texte. En même temps c’est très inconfortable.
Cette façon de se replacer au centre du récit comme sujet fait par ailleurs écho aux ambiguïtés que relève Annie Ernaux dans sa lecture du Deuxième Sexe: elle souligne à la fois la « révélation » du patriarcat que provoque la lecture de l’ouvrage et son caractère injonctif: Le Deuxième Sexe lui donne honte d’avoir été objet plutôt que sujet. C’est en effet un vrai problème chez Beauvoir (que je n’ai pas relue récemment): la perspective existentialiste porte une forme d’injonction individuelle à la libération au détriment de la perspective d’un mouvement collectif (et pour cause, en 49). La démarche d’Annie Ernaux s’inscrit donc dans ce paradoxe: retrouver son statut de sujet à l’intérieur d’une expérience d’objectification sexuelle (dont elle s’attribue la responsabilité).
L’autre avantage de ce choix est qu’il enrichit la réflexion sur les enjeux de la première relation sexuelle d’une jeune fille en 58: l’ouvrage ne peut plus être réduit à un résumé comme « Annie Ernaux raconte son viol ». Dans la même interview:
– Vous écrivez, à propos de cette expérience et des deux années qui ont suivi, que vous n’en êtes «jamais revenue». Que voulez-vous dire exactement?
– Si j’ai écrit cette histoire, c’est parce qu’il fallait qu’un jour je plonge là-dedans et ce n’était pas simple parce que si cela avait été un viol, finalement, il y aurait eu une forme de simplicité, ce qui n’était pas le cas. Je pense que ça a marqué toute ma vie, en bien comme en mal. Il y a une influence très nette dans mon rapport à la sexualité et à l’amour en général, et aux relations aux hommes.
Il me semble que ce qui apparaît dans ces propos, c’est une forme de conscience du caractère très normatif du mot « viol » sur l’expérience d’une personne. Lorsque nous entendons ce terme, nous cherchons à vérifier un certain nombre de paramètres qui dépassent de loin sa définition (une pénétration sexuelle non consentie): un cadre, un portrait-type du violeur, une série de réactions et de conséquences pour la victime, et évidemment une victime.
Tout le travail de l’ouvrage consiste justement à faire le récit d’une expérience qui ne peut pas être conceptualisée au moment où elle survient, qui échappe à ces attentes – qui est impensable. Mémoire de fille explore ainsi la complexité de cette « zone grise » où se déroulent les viols sans violence, sans résistance et sans bruit.
Je pense qu’il est possible, en tant que lectrice, de décrire cette scène comme un viol, à condition de ne pas vouloir imposer ce terme à celle qui a vécu cette expérience, mais de tenir, au contraire, une position cohérente avec celle de l’ouvrage – lire depuis ma position comme Annie Ernaux sur la sienne: une fille de 2016, avec quelques années de plus seulement que la fille de 58, mais quarante ans de réflexion collective féministe derrière moi.
Sur Beauvoir et « la première pénétration est toujours un viol », je me souviens avoir été très choquée en lisant ça, notamment parce que je trouvais que les explications qu’elle en donnait allaient dans le sens de la conception symbolique de la première pénétration comme d’un passage à l’âge adulte, ou au moins d’une sortie de l’enfance. Et en même temps je pense que la phrase en elle-même a quelque chose de puissant, déjà parce qu’il y a un facteur d’époque : on entrait dans la sexualité pénétrative de manière beaucoup plus soudaine dans les années 40 qu’aujourd’hui (le « flirt », les baisers, les caresses et les caresses génitales étaient beaucoup moins développées), l’information et l’éducation sexuelle était beaucoup moins accessibles, et l’injonction à la virginité et à la respectabilité sexuelle devait pesait terriblement sur les jeunes filles, en plus des risques de grossesse. Du coup je pense notamment que son passage sur le sexe de l’homme qui « n’est pas appelé » dans celui de la femme, c’est dû à ça. Mais je trouve que sa phrase est forte toujours aujourd’hui (bien qu’elle me mette ultra mal à l’aise) parce que si le premier rapport sexuel pénétratif est plutôt vécu comme un truc positif au sens du changement de statut (tu passes de fille à femme), ça ne veut pas dire qu’il est bien vécu sur le moment même lorsqu’il est consenti, et surtout, ça ne veut pas dire qu’il est toujours consenti. Et je trouve que la représentation de la « première fois » comme d’un moment douloureux, surtout au niveau des représentations cinématographiques/télévisuelles (je pense qu’il faudrait faire une thèse sur l’usage du sang par les réalisateurs lorsqu’ils filment un premier coït, parce que rien que là, j’ai trois exemples en tête : Le premier jour du reste de ta vie, The diary of a teenage girl et A dangerous method), participe pleinement de la culture du viol, en mode « c’est normal d’avoir mal, il faut serrer les dents ». Et je crois que la douleur est assez communément ressentie, ou en tout cas est une peur partagée par toutes les adolescentes que j’ai rencontrées dans ma vie avec qui j’en ai discuté, mais que ça pose aucun problème à personne alors que c’est clairement le fruit d’une socialisation et d’une éducation à la sexualité hyper phallocentrique. Et qu’on pourrait dire que les filles « consentent » malgré la douleur, mais ça voudrait dire aussi qu’elles consentiraient à la douleur, et ça je trouve ça un peu faible : peut-être qu’elles ont l’impression de ne pas pouvoir faire autrement, et d’ailleurs c’est ce que dit Annie Ernaux. Elle aurait pu partir mais l’idée ne lui a même pas traversé l’esprit.
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Merci beaucoup pour ces réflexions. C’est sûr que cette question de viol est un des nœuds de ce mémoire d’Ernaux. (L’autre, je dirais, est le fait que derrière tous ces souvenirs attend un écrivain célèbre.) Entre autre choses, j’apprécie qu’Ernaux nous ait permis de reconsidérer les propositions lancée par de Beauvoir à une lumière du XXIe siècle. Allons-nous décider, par exemple, que, dans son temps, de Beauvoir avait raison en écrivant que pour une fille de cette époque le vagin « ne devient un centre érotique que par l’intervention du mâle » ? Et puis, est cela toujours vrai pour les filles de 2019? (Un rappel ici de votre mot « essentialisme ».) Et d’autre part, si la première pénétration est inévitablement, éternellement un viol, et dans le présent comme au passé, comment cela organise-t-il nos réflexions sur la sexualité et sur les féminités et masculinités « honnêtes » ? (Monsieur H ici exclu.) Encore un merci, William
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