L’homme parfait parle chiffons et lit des romans de filles

(même les critiques les plus stupides comprenaient que Hamlet n’était pas seulement l’histoire d’un type qui cherche à tuer son oncle, ou encore que La Ballade du vieux marin traitait d’autre chose que de la cruauté envers les animaux, mais il était surprenant de voir le nombre de gens pour qui les romans de Jane Austen n’étaient que de simples guides pour trouver l’Homme Parfait)

David Lodge, Changement de décor
(traduction d’Yvonne et Maurice Couturier)

Je suis la première à être énervée par la réduction des romans de Jane Austen à des histoires sentimentales en costume d’époque, réduction accentuée par certaines adaptations dans lesquelles la finesse et l’humour de l’oeuvre disparaissent au profit de mises en scène clicheteuses et surfaites (vous ne pensiez tout de même pas que j’allais commencer un billet sur Jane Austen sans cracher sur l’adaptation de 2005 de Pride and prejudice?).

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7 clichés se cachent dans ce gif, saurez-vous les reconnaître?

Certes, les romans de Jane Austen ne sont pas de simples guides pour trouver l’homme parfait. Faut-il pour autant considérer que cette dimension est secondaire (voire méprisable)? Raisons et Sentiments, Orgueil et Préjugés ou Northanger Abbey ne sont pas des « guides », mais la figure de « l’Homme Parfait » y est bien présente, à travers une série de personnages masculins engagent différents modèles de masculinité et de relation conjugale.

Il y aurait beaucoup de choses à dire sur Darcy, bien sûr, mais je voudrais m’arrêter dans ce billet sur un personnage assez singulier de l’oeuvre d’Austen: Henry Tilney, le principal personnage masculin de Northanger Abbey, le premier roman achevé par Jane Austen, rédigé lorsqu’elle avait entre vingt-trois et vingt-quatre ans. Ce roman reste assez peu connu.

Ce qui caractérise le personnage d’Henry Tilney, c’est son goût pour des loisirs ou des centres d’intérêt traditionnellement féminins: les vêtements et les romans. Dans les deux passages où ces intérêts sont développés, on insiste à chaque fois sur l’étonnement que cela suscite chez les personnages féminins, et en particulier chez l’héroïne, Catherine Morland.

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Autrices, programmes et canon: mais est-ce si grave? (3)

On peut donc expliquer pourquoi il n’y a historiquement pas autant de femmes que d’hommes qui écrivent, pourquoi encore moins sont étudiées en classe, faire des efforts pour retrouver celles qui ont été oubliées, repenser l’histoire littéraire, révolutionner notre façon de concevoir le canon scolaire et universitaire, bon, bon… mais finalement, est-ce si grave de n’étudier (presque) que des écrivains?

Qui étudie le canon littéraire, qui l’enseigne?

Les cours de français entre la 6è et la 1ère sont fondés sur la transmission du canon littéraire, dans le cadre d’enseignements non-optionnels: l’enjeu concerne alors aussi bien les filles que les garçons.

Toutefois, dès que l’enseignement de la littérature relève d’une spécialisation, on trouve essentiellement des filles, comme le souligne Françoise Cahen dans sa pétition à propos des programmes de terminale littéraire:

A un type de classe composé en majorité de filles et des profs de lettres qui sont majoritairement des femmes, quel message subliminal veut-on faire passer?  Avec Bonnefoy, Jaccottet, Quignard, la littérature contemporaine a souvent été à l’honneur. Mais avec de bons chromosomes Y.

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Dance battle: An American in Paris vs. Dirty Dancing

Régulièrement, des articles paraissent pour réaffirmer que Birth of a nation est un chef d’œuvre, en dépit de son idéologie raciste et pro-KKK. C’est finalement important de le dire, car, comme j’ai essayé de le montrer dans un précédent billet, OUI, il y a des chefs d’œuvre dont l’idéologie est absolument dégueulasse, il y a des grands films racistes, sexistes, colonialistes, etc. Il ne sert à rien de s’échiner à trouver une explication esthétique ou artistique à un choix scénaristique politiquement discutable (comme par exemple s’acharnent à le faire certains spécialistes d’Hergé). Richard Brody a écrit ainsi dans The New Yorker: « The worst thing about Birth of a nation is how good it is ». L’idéologie puante du film n’a pas de vertu esthétique en elle-même, elle est là, tout simplement…

Souvent, le sexisme se traduit dans un scénario par des stéréotypes réducteurs ou une absence de personnages féminins; dans ce cas, il est rare que le plaisir esthétique soit complètement gâché. Mais lorsque pour aimer un film, il faut entrer en sympathie avec un personnage – sous peine d’être totalement indifférent⋅e aux enjeux du récit – l’adhésion politique ou éthique aux actions du personnage joue un rôle clef dans le plaisir pris au film.

Je voudrais donner ici un exemple comparé de deux expériences cinématographiques qui montrent, au cas où il faudrait encore le prouver, qu’un chef d’œuvre sur le plan esthétique n’est pas un gage de finesse d’analyse dans les relations hommes/femmes, et que contrairement à ce qu’on prétend souvent, on peut trouver dans la culture populaire des récits parfos beaucoup plus fins sur les relations humaines, les relations de pouvoir, de classe, de genre, les relations familiales et les relations amoureuses.

Cette année, j’ai donc vu pour la première fois deux films de danse, Un Américain à Paris de Vincente Minelli (dont j’avais beaucoup aimé la comédie musicale Tous en scène, remarquablement filmée et mise en scène), et Dirty Dancing, que très étonnamment, je n’avais jamais regardé, et qui était dans ma tête un truc un peu fleur bleue pour adolescentes.

Ce sont deux films que j’ai vus par hasard alors qu’ils passaient à la télévision. En tombant sur Un Américain à Paris, je me suis dit « Oh chouette! je ne l’ai jamais vu », et je me suis vautrée dans le canapé à côté de mon copain en me disant que j’allais passer une bonne soirée à écouter du Gershwin – parce que Un Américain à Paris est un film construit à partir du ballet de Gershwin du même nom, auquel on a ajouté un scénario et où l’on a intégré des chansons composées par Gershwin – et à voir de la danse (j’aime la danse), le tout en plus, bien filmé parce que c’est Minelli.

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Maître ou serviteur? Ambivalences du modèle courtois de séduction

Cette réflexion vient compléter des éléments déjà développés dans mon précédent billet, « Petit guide littéraire et mythologique pour violer mais pas trop violemment », qui allait un peu dans tous les sens, mais qui était notamment axé sur l’érotisation des violences sexuelles dans la mythologie. J’avais brièvement abordé la question du modèle de séduction proposé dans les Amours, que j’aimerais développer plus longuement ici.

Ce billet cherchait à montrer par un contre-exemple (le sonnet 20 des Amours) les limites d’un projet d’éducation à l’égalité entre hommes et femmes fondé sur la simple transmission du patrimoine littéraire amoureux français.

Un unique contre-exemple trouvé dans ce recueil de 218 sonnets (et 3 chansons!) n’est cependant pas suffisant pour analyser les problèmes que pose cette tradition littéraire qui propose – pour simplifier – une conception de l’amour « courtoise », c’est-à-dire fondée sur le dévouement total de l’amant et l’idéalisation voire la divinisation de la femme aimée (l’utilisation de ce terme est légèrement impropre, puisqu’il est plutôt utilisé pour décrire les spécificités de la littérature médiévale, dont hérite évidemment dans une large mesure le XVIe siècle; les propositions sont bienvenues pour trouver un terme plus adapté).

Je souhaiterais donc compléter cette objection par une critique un peu plus large de ce modèle, toujours en partant de la question des violences sexuelles (puisqu’il y a plus ou moins un consensus sur le fait que: c’est pas bien).

J’essaierai de centrer mon propos sur les manifestations littéraires et les élaborations culturelles de ce modèle au XVIè siècle, mais vous pouvez vous renseigner plus largement sur les problèmes posés par le « sexisme bienveillant » ou le « sexisme ambivalent », analysé par exemple ici.

Pour poser le problème, je remets cette image du précédent billet, car je n’ai pas trouvé de meilleure synthèse.

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Petit guide littéraire et mythologique pour violer mais pas trop violemment

[Quelques précisions dans un nouveau billet en réponse à une partie de l’article « Enseigner avec civilité ? » d’H. Merlin-Kajman]

« Si nos élèves avaient l’occasion de réapprendre par cœur un peu de notre poésie française, lire des œuvres de Ronsard comment pourraient-ils encore maltraiter une jeune fille ? »

Je sais bien que ça va finir par ressembler à de l’acharnement, mais je voudrais profiter de mon année d’agrégation pour répondre à une proposition de François-Xavier Bellamy, adversaire des ABCD de l’égalité et défenseur de la transmission de la culture française, de remplacer l’éducation à l’égalité par la lecture des poèmes de Ronsard. Il faut dire que c’est quand même osé: la solution semble tellement évidente, d’une simplicité qui lui donne une aura d’idée géniale – la réponse était donc, là, sous nos yeux, dans cet héritage culturel que nous avons renoncé à transmettre à l’école?

Je simplifie bien sûr, la solution, ce n’est pas seulement Ronsard, c’est aussi raconter le procès de Jeanne d’Arc, les recherches de Marie Curie (parce qu’on vous a déjà parlé d’une autre femme scientifique à l’école à vous?), mais surtout, surtout lire de la poésie parce que toute la finesse des relations entre hommes et femmes dans la culture française se trouve là. L’idée revient tout le temps dans les ouvrages, conférences, interventions de François-Xavier Bellamy, mais je vous cite juste un extrait de son audition au Sénat, le 19 Mars 2015.

« Je suis convaincu que [lutter contre le sexisme] n’est ni superflu ni irréaliste et doit constituer une priorité, ayant eu l’occasion de constater dans de nombreux établissements, notamment situés dans des zones défavorisées, que le sexisme est une réalité. […]

Il suffit d’ailleurs de s’intéresser à certaines productions de ce que l’on appelle les « cultures urbaines » pour constater que l’image de la femme y est souvent dégradée, maltraitée. Dans notre espace public même, nous devons reconnaître qu’à travers la publicité, le sexisme et la dévalorisation de la femme sont souvent une réalité. […]

Si, par miracle, nos élèves avaient l’occasion de temps en temps de réapprendre par cœur un peu de notre poésie française, lire des œuvres de Ronsard, Verlaine, Musset, Chénier, comment pourraient-ils encore mal parler à une jeune fille ou la maltraiter ? »

Il s’agit ainsi de dessiner un schéma binaire, d’opposer aux « cultures urbaines » (je ne pense pas qu’elles entrent dans la définition qu’a François-Xavier Bellamy de la culture), celles des « zones défavorisées », mais aussi celles de la mondialisation libérale ou de la société de consommation, la publicité en premier lieu, citée ici (je ne crois pas que par « espace public », FX Bellamy essaie de faire de l’humour sur le comportement de certains sénateurs à qui il s’adresse, malheureusement), à une culture française ancrée dans une tradition millénaire (Jeanne d’Arc), où se trouverait l’élaboration d’un modèle de relation entre hommes et femmes fondé sur le respect et la différence.

Cassandre, Europe et Danaé: l’imaginaire du viol dans le sonnet 20 des Amours

C’est vrai qu’à première vue, je trouvais ça mignon Les Amours, les 19 premiers sonnets, ça passait – certes, le côté Muse idéalisée je n’étais pas fan au départ, mais bon, c’est la poésie amoureuse du XVIè siècle, et ça ne peut pas être si terrible. Et puis, j’arrive au sonnet 20, et je me frotte les yeux, je relis trois fois, je regarde les notes, mais non, c’est bien ça:

Je voudroi bien richement jaunissant
En pluïe d’or goute à goute descendre
Dans le beau sein de ma belle Cassandre,
Lors qu’en ses yeus le somme va glissant.

Je voudroi bien en toreau blandissant
Me transformer pour finement la prendre,
Quand elle va par l’herbe la plus tendre
Seule à l’escart mile fleurs ravissant.

Je voudroi bien affin d’aiser ma peine,
Estre un Narcisse, et elle une fontaine,
Pour m’i plonger une nuit à séjour ;

Et voudroi bien que cette nuit encore
Durât tousjours sans que jamais l’Aurore
D’un front nouveau nous rallumât le jour.

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Un viol disparaît : zone grise et mère coupable

N.B. Ce billet est le produit d’une discussion initiée sur Twitter par Caroline Muller à propos du Don Giovanni de Mozart, et poursuivie avec Maxime Triquenaux. Nous avons décidé de transformer cette conversation en une série de trois billets, qui posent la question du traitement du viol dans nos disciplines respectives (histoire et littérature).

 

LE COMTE
En vérité, Suzon, j’ai pensé mille fois que si nous poursuivons ailleurs ce plaisir qui nous fuit chez elles, c’est qu’elles n’étudient pas assez l’art de soutenir notre goût, de se renouveler à l’amour, de ranimer, pour ainsi dire, le charme de leur possession par celui de la variété.
LA COMTESSE, piquée.
Donc elles doivent tout ?…
LE COMTE, riant.
Et l’homme rien ? Changerons-nous la marche de la nature ?

Le Mariage de Figaro est une pièce fabuleuse pour étudier le genre : abus de pouvoirs, chantage sexuel, relations abusives, généralisations constantes sur les hommes ou les femmes, naturalisation de la sexualité masculine, triomphe dramatique des personnages féminins… Tout cela est mis en scène par Beaumarchais, et les critiques font bien leur boulot en soulignant la place centrale des rapports de genre dans la pièce.

On lit moins en général (sauf quand on a le bonheur de l’avoir au programme d’agrégation) la pièce suivante, La Mère coupable, écrite en 1792, qui se déroule vingt ans après et met à nouveau en scène les personnages principaux du Mariage de Figaro : le Comte Almaviva, la Comtesse, Suzanne et Figaro.

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« Anatomy of a murder »: le procès du viol

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Pas de livre aujourd’hui, mais un très très grand film d’Otto Preminger dont j’avais envie de parler depuis un moment: Anatomy of a murder, ou en français, Autopsie d’un meurtre. Avant de préciser pourquoi ce film m’a particulièrement frappée et intéressée en tant que féministe, je voudrais donner quelques très bonnes raisons de se précipiter pour le voir (légalement, illégalement, c’est un classique, vous le trouverez):

1. Il y a James Stewart, qui est l’un des plus grands acteurs américains de sa génération (celle de Mitchum ou de Cary Grant). ET c’est un de ses meilleurs rôles, et de ses meilleurs films, avec Sueurs Froides, Fenêtre sur cour, The shop around the corner, La vie est belle et pas mal d’autres en fait.

 

2. C’est Duke Ellington à la musique, donc on ne fait pas la fine bouche et on regarde.

3. Je n’ai pas encore vu de meilleur film de procès, même si Douze hommes en colère est au même niveau. Le film est même utilisé en cours de droit (lé-gi-ti-mi-té).

4. Voir ce film vous donnera envie de vous plonger dans la filmographie d’Otto Preminger, et Laura étant une merveille, ce serait dommage de s’en priver.

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5. Parce qu’Otto Preminger, comme toujours, adapte des romans chouettes mais sans plus, et peut partir d’intrigues complètement stéréotypées et attendues pour faire quelque chose de poignant, d’inquiétant et de fascinant (regardez Angel face en particulier). Comme beaucoup de réalisateurs de cette époque, aucun complexe à faire à 200% un film de genre (ici, un film de procès, le film noir étant assez dominant dans sa filmographie), tout en proposant quelque chose de très intéressant et d’original.

En lisant Virginia Woolf lire: un courant de conscience féministe

I opened it. Indeed, it was delightful to read a man’s writing again. It was so direct, so straightforward after the writing of women. It indicated such freedom of mind, such liberty of person, such confidence in himself. One had a sense of physical well-being in the presence of this well-nourished, well-educated, free mind, which had never been thwarted or opposed, but had had full liberty from birth to stretch itself in whatever way it liked. All this was admirable. But after reading a chapter or two a shadow seemed to lie across the page. it was a straight dark bar, a shadow shaped something like the letter ‘I’. One began dodging this way and that to catch a glimpse of the landscape behind it. Whether that was indeed a tree or a woman walking I was not quite sure. Back one was always hailed to the letter ‘I’. One began to be tired of ‘I’. Not but what this ‘I’ was a most respectable ‘I’; honest and logical; as hard as a nut, and polished for centuries by good teaching and good feeding. I respect and admire that ‘I’ from the bottom of my heart. But–here I turned a page or two, looking for something or other–the worst of it is that in the shadow of the letter ‘I’ all is shapeless as mist. Is that a tree? No, it is a woman. But…she has not a bone in her body, I thought, watching Phoebe, for that was her name, coming across the beach. Then Alan got up and the shadow of Alan at once obliterated Phoebe.

Donc, j’ai lu To the lighthouse de Virginia Woolf. Si Agnès Varda a fait ce qui me manquait chez Bergman, Virginia Woolf, elle, m’a donné en quelque sorte ce manque chez Proust (il n’y aucune intériorité féminine chez Proust. Zéro. Enfin on sait qu’elle existe mais on ne peut jamais la connaître. Deal with it.)

Je voudrais cependant parler plus particulièrement d’une autre œuvre, son essai A room of one’s own, publié en 1929. La grande réussite de cet essai, c’est que Woolf choisit d’argumenter en représentant sa conscience féministe qui regarde le monde en cherchant ce qu’elle pourra bien dire à une conférence sur le thème « Women and Fiction » et ne cesse de se heurter aux manifestations du patriarcat à chacun de ses pas. Pour décrire le problème des femmes dans son rapport à la littérature, Woolf choisit de décrire un parcours de pensée où le patriarcat s’immisce sans cesse, où il est inévitable, où il suscite frustration, colère, tristesse, émotions qui sont au cœur de son argumentation, et lui donnent une puissance et une force singulières.

Ce parcours de conscience est justifié par la volonté de retracer la lente construction d’une « opinion » (ni une thèse, ni une argumentation) qui forme le motif principal de l’essai tout en laissant tout le poids rhétorique au reste, c’est-à-dire le récit de la conscience féministe à l’œuvre.

All I could do was to offer you an opinion upon one minor point – a woman must have money and a room of her own if she is to write fiction; and that, as you will see, leaves the great problem of the true nature of woman and the true nature of fiction unsolved.

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Ovide coach séduction: Pick-up artists, les origines

[Avertissement: incitation au viol, valorisation des agressions sexuelles]

Pick-up artists, séduction et culture du viol

Si vous êtes un peu connecté.e.s aux réseaux sociaux féministes, vous avez sûrement entendu parler de la polémique concernant Julien Blanc (#TakeDownJulienBlanc), un « coach séduction » qui a réussi avec une conférence prônant l’agression sexuelle comme technique de drague et une vidéo de lui agressant de jeunes japonaises par surprise à se faire interdire un visa par l’Australie, le Brésil et la Corée, où il devait se rendre pour prodiguer ses « conseils » (pas tout à fait gratuitement non plus, la solidarité masculine viriliste a ses limites – business is business). Ce jeune coach a par exemple eu la bonne idée de détourner des campagnes destinées à aider les femmes à identifier les comportements violents et sexistes de leur conjoint, en postant cette image sous le titre: « How to make her stay »…

Sans développer trop sur ce point, ce genre de détournement illustre parfaitement le très vieux débat entre un argument anti-féministe et la lutte féministe contre les violences sexuelles: celle de la place de la séduction dans les rapports homme/femme.

Un argument anti-féministe très fréquent est que les féministes seraient logiquement opposées à toute forme de séduction parce qu’elles l’interpréteraient immédiatement comme du harcèlement (« m’enfin, siffler une fille, c’est un compliment »), une agression (« que reste-t-il de nos amours » et ses fameux « baisers volés »), voire un viol (« Certes, certes, DSK est un séducteur, mais un violeur, non, enfin!!!! »). Le tout taxé de « puritanisme américain » dès que l’on évoque la nécessité de mettre fin au harcèlement sexuel au travail par exemple…

Cette image d’un féminisme « américain » puritain ou pudibond est également à l’origine de l’expression « féminisme à la française », qui est devenu le terme associé à quelques auteur.e.s (minoritaires) qui ont voulu opposer une supposée tradition libertine de séduction propre à notre culture française (Watteau, Fragonard, Boucher, toussa) à un non moins supposé féminisme américain qui ne comprend rien à la séduction. Ce très bon article de Slate revient sur les différents mythes qui permettent à la France de faire l’autruche concernant les problèmes de sexisme en brandissant un contre-modèle (imaginaire) bien repoussant…

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Chefs-d’oeuvre, sexisme et interprétation(s): littérature et peinture en miroir

[Avertissement: ce billet comporte des représentations picturales de viols]

Pourquoi, nous littéraires, passons-nous notre temps dans des vieux bouquins, qui parlent d’un autre temps, qui ne racontent souvent que des choses inventées, et qui de surcroît ne font rien pour inverser la courbe du chômage?

Une justification assez courante consiste à dire que la littérature forme l’esprit, qu’elle apporte une connaissance d’un autre genre, qu’elle apprend le Doute, l’Ambiguïté, que les grandes œuvres ne se réduisent jamais à un sens idéologique, que le Sens nous échappe toujours, qu’il vibre et ne meurt pas avec l’interprétation. Bref, nous serions, en toute modestie, les gardiens d’une forteresse contre la Dictature et la Pensée unique.

Dans une interview donnée au Monde en Mai 2014, Anne-Emmanuelle Berger, directrice de l’Institut du genre au CNRS, professeure de littérature française et d’études de genre, écrit:

[Que nous apprend la littérature ?] Autant la structure sociale est normative, autant la littérature bouleverse ces normes. Si le monde social reste un monde où les hommes dominent, si les plus grands héros de l’histoire sont des hommes, les plus grands héros de la littérature sont… des femmes ! Prenons l’exemple des Lettres persanes, où dès 1721, Montesquieu met en scène une héroïne protoféministe, Roxane, qui mène la révolte du sérail.

Affirmer comme un postulat que « la littérature bouleverse [les] normes », cela me paraît largement exagéré: la littérature peut, à mon avis, être parfaitement normative, et une oeuvre peut relever de conceptions idéologiques tout à fait stables, même si d’autres œuvres favorisent des lectures plus multiples. Il y a de nombreuses œuvres immenses qui s’inscrivent parfaitement dans les normes de leur société, et la subversion n’est absolument pas une caractéristique essentielle de la littérature (l’idée de subversion par l’art, et la définition de la littérature comme discipline séparée des autres formes de production intellectuelle sont d’ailleurs historiquement assez récentes).

Par ailleurs, je pense consacrer un jour un billet aux Lettres persanes dont l’intrigue du sérail présente un des cas de « féminisme avant l’heure » les plus étudiés de la littérature de fiction française. Mais ce n’est pas parce qu’une œuvre parle d’une façon fine et frappante de l’oppression sexuelle des femmes, que toute la Graaaaande Littératuuuuure a sa signification féministe cachée qu’il suffirait de révéler aux yeux de tous. L’argument consistant à dire que les grands héros de la littérature sont des femmes n’est pas non plus très convaincant, puisqu’il s’agit dans la plupart des cas de femmes représentées par des hommes.

Je vais tenter de poser ce problème à partir d’exemples non-littéraires, dans un domaine sur lequel je n’ai par ailleurs aucune compétence: la peinture.

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