Être la bienvenue dans une oeuvre

Si vous faites des études de lettres, ou même avez l’occasion d’avoir des lectures imposées, vous savez que pour beaucoup de bouquins, on referme le livre avec l’impression d’avoir lu quelque chose de très bien écrit, de brillant, d’important dans l’histoire littéraire, etc. mais… Et puis il y a ces moments où la lecture apporte quelque chose de plus, où la lecture prend plus de sens, d’émotion, où elle acquiert une portée plus personnelle.

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Fun Home, Alison Bechdel

Je pense personnellement que cette réaction de lecture est pour moi, au moins en partie, liée au genre: à force de lire d’excellents livres écrits par des hommes qui y parlent d’hommes qui parlent de choses et d’autres et notamment des femmes à partir de leur point de vue d’hommes, même quand ces livres sont géniaux, magnifiques, émouvants, subversifs, tout ce qu’on veut, on a envie d’autre chose, on cherche le livre que l’on n’a pas encore trouvé, celui où la femme n’est pas seulement un acteur secondaire qui marque l’itinéraire initiatique du héros, où la femme n’est pas seulement une muse ou une tentatrice, celui où soudain nous nous mettons à penser avec une femme qui regarde le monde autour d’elle; une œuvre qui dérègle la définition calamiteuse du cinéma par François Truffaut:

Le cinéma est un art de la femme, c’est-à-dire de l’actrice.

Le travail du metteur en scène consiste à faire faire de jolies choses à de jolies femmes, et, pour moi, les grands moments du cinéma sont la coïncidence entre les dons d’un metteur en scène et ceux d’une comédienne dirigée par lui.

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« Je ne suis pas de ceux qui disent : ce n’est rien, c’est une femme qui se noie »: La Fontaine et le troll sexiste

Pour inaugurer ce blog, je donne la parole à La Fontaine en titre. Le point de départ: il y a tant d’innocentes lectures d’enfance, de films vus et revus, qui se heurtent un jour soudain, pour peu que nous ayons erré quelques heures, par hasard ou par ennui, sur la blogosphère féministe, à la violente prise de conscience : « hé, mais c’est super sexiste en fait ».

Blanche-Neige et les sept nains

« Siffler en travaillant »

La Fontaine fait partie des lectures d’enfance. Enfin du moins des premiers contacts d’un enfant scolarisé avec une littérature canonique, versifiée et de l’âge classique. Pourtant, pour la fable qui suit, « La femme noyée », l’évolution de ma réception et de mon interprétation du texte a été assez différente de mon rapport à d’autres textes classiques.

J’ai entendu cette fable assez tard (en hypokhâgne), lors d’une lecture publique consacrée à La Fontaine par Denis Podalydès, et commentée par Patrick Dandrey. C’était du grand du two-men show; l’ambiance se rapprochait plus d’un spectacle de Gad Elmaleh (un vers, rires, vers suivant, rires, deux vers, rires) que d’une conférence universitaire. Cette fable a reçu un accueil particulièrement hilare, et je me rappelle qu’elle m’a non seulement beaucoup amusée, mais aussi fascinée par ses deux premiers vers, franchement géniaux : « Je ne suis pas de ceux qui disent : Ce n’est rien / C’est une femme qui se noie ».

Je ne suis pas de ceux qui disent: « Ce n’est rien,
C’est une femme qui se noie. »
Je dis que c’est beaucoup ; et ce sexe vaut bien
Que nous le regrettions, puisqu’il fait notre joie;
Ce que j’avance ici n’est point hors de propos,
Puisqu’il s’agit en cette fable,
D’une femme qui dans les flots
Avait fini ses jours par un sort déplorable.
Son époux en cherchait le corps,
Pour lui rendre, en cette aventure,
Les honneurs de la sépulture.
Il arriva que sur les bords
Du fleuve auteur de sa disgrâce
Des gens se promenaient ignorants l’accident.
Ce mari donc leur demandant
S’ils n’avaient de sa femme aperçu nulle trace:
«Nulle, reprit l’un d’eux; mais cherchez-la plus bas;
Suivez le fil de la rivière.»
Un autre repartit: » Non, ne le suivez pas;
Rebroussez plutôt en arrière:
Quelle que soit la pente et l’inclination
Dont l’eau par sa course l’emporte,
L’esprit de contradiction
L’aura fait flotter d’autre sorte.»
Cet homme se raillait assez hors de saison.
Quant à l’humeur contredisante,
Je ne sais s’il avait raison;
Mais que cette humeur soit ou non ,
Le défaut du sexe et sa pente,
Quiconque avec elle naîtra
Sans faute avec elle mourra,
Et jusqu’au bout contredira,
Et, s’il peut, encor par delà.

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