Virilités académiques (2) : sur un « nous »

Il y a deux semaines se tenait à Paris et Nanterre un événement scientifique et littéraire intitulé « Droits de cité », onzième édition de « Littérature, enjeux contemporains » organisé par la Maison des écrivains et de la littérature. Je n’ai lu qu’aujourd’hui la présentation de l’événement, qui commence ainsi :

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La présentation et le programme qui suit suggèrent un événement passionnant et riche sur la littérature, l’espace, la ville et ses enjeux sociaux – en particulier autour de la notion d’exclusion. Je bute pourtant immédiatement sur ce petit segment de phrase : « Nous n’excluons plus les femmes et nous avons aboli l’esclavage », qui contredit la réflexivité même du programme scientifique. Décortiquons le contenu de ce segment : 

1. Les femmes ne sont plus exclues et l’esclavage n’existe plus institutionnellement [en Europe]

Sur le plan rhétorique, il s’agit de reprendre l’idée de la « fausse » démocratie athénienne, en fait restreinte aux hommes athéniens libres, pour établir une comparaison avec « aujourd’hui » pour montrer que la démocratie continue d’exclure des groupes. Le propos distingue alors parmi les exclu·es de la démocratie athénienne, les femmes, les esclaves et les étrangers, celleux qui le sont encore et celleux qui ne le sont plus. Le choix en soi est extrêmement discutable : le texte suggère que l’exclusion des étranger·es se maintient, que le capitalisme a pris le relais de l’esclavage, désormais aboli. Jusqu’ici, l’argument se tient. En revanche, aucune continuité n’est proposée concernant l’exclusion des femmes de la société, de la démocratie ou de la ville (alors qu’il s’agit au moins d’un problématique sociale et géographique largement balisée).

2. « Nous n’excluons plus les femmes, nous avons aboli l’esclavage »

Qui est-ce, « nous » ? La présentation est signée par trois personnes, deux hommes et une femme, toutes blanches. Pour autant, cette première personne du pluriel ne désigne pas que la personne ou les personnes qui organisent cet événement : il s’agit d’un « nous » collectif, qui désigne ici un ensemble implicite qui irait des personnes « qui parlent » aux sociétés démocratiques occidentales revendiquant une forme de continuité avec Athènes (on passe ainsi de l’époque de la démocratie athénienne à aujourd’hui par l’intermédiaire du mot « démocratie » selon l’idée d’une continuité minimale). Plus raisonnablement, ce « nous » dessine une collectivité autour de l’événement partageant une position historique et sociale commune, qui lui permet de comprendre à quoi cet argumentaire fait référence et d’être impliquée par ces « enjeux ».

Or par son fonctionnement linguistique même, cette phrase rejoue exactement l’exclusion qu’elle déclare abolie.

Qui a aboli l’esclavage, sinon celleux qui n’étaient pas esclaves ? Le rôle des esclaves dans le processus qui aboutit à l’abolition de l’institution de l’esclavage dans les pays qui le pratiquaient est d’ailleurs majeur, mais le terme « abolition » me semble précisément distinct des luttes de libération voire de révolution en faisant référence à un processus spécifiquement institutionnel et associé à un système politique de type démocratique. Les personnes qui disent « nous avons aboli » doivent donc s’identifier comme héritières des personnes qui ont voté l’abolition. Ce « nous », à mon sens, ne peut pas inclure, en particulier, des descendant·es d’esclaves (étant moi-même blanche, je laisse les personnes concernées contredire cette interprétation si elle leur semble fausse).

Imaginez maintenant une salle remplie femmes en grande discussion. L’une d’elle se lève, prend la parole et dit au passage : « depuis que nous n’excluons plus les femmes ». Vous avez compris : c’est ridicule. Qui exclut les femmes, sinon les hommes ? Les femmes ne s’excluent pas elles-mêmes. La structure est ici plus claire, mettant explicitement en regard « nous » et « femmes » selon un rapport d’exclusion dont on affirme précisément qu’il a cessé.

Pourquoi ne pas donc écrire tout simplement : « Nous, hommes blancs » ? Après tout, ce serait plus clair. Oui mais cela romprait le présupposé d’une communauté désormais inclusive, et d’une universalité (dans les frontières du « ici » et « maintenant ») de ce « nous », « animaux politiques que nous sommes » précise ensuite le texte de présentation. Nous, femmes, sommes supposées nous être agrégées désormais à la « cité » démocratique originelle, et pouvoir nous glisser dans ce sujet d’énonciation collectif qui désigne les personnes de référence, les hommes. De nous, femmes, sujets politiques prenant peut-être part conjointement à la réflexion proposée (mais seulement à hauteur d’un tiers des participant·es), y compris peut-être pour évoquer des enjeux de genre, il n’est pas question. Nous restons « dans les mots des autres » comme l’exprime si bien la formule qui donne son titre à l’une des sessions …

Pour aller plus loin :

Claire Michard, « Humain / femelle : deux poids deux mesures dans la catégorisation de sexe en français« , Nouvelles Questions Féministes, Vol. 20, No. 1, « Sexisme et linguistique », 1999 février, p. 53-95.

Virilités académiques : (1) les personnages féminins forts comme mythe ?

Je commence une nouvelle série de billets courts (du moins, je vais essayer) à partir des contributions au tumblr « Virilités académiques » que des ami⋅es et moi avions lancé en partie pour plaisanter et qui demande encore à être complété (sortez vos archives).

Ce tumblr est constitué d’extraits très différents, issus d’ouvrages universitaires ou du moins spécialisés dans le domaine des lettres et sciences humaines et sociales (ellessachesse comme on dit chez nous) et vise à mettre en valeur leurs biais sexistes, androcentrés, hétérosexistes et hétérocentrés. Le but n’est pas simplement de ridiculiser leurs mâles auteurs, mais d’abord de mettre en valeur les théories cocasses, contestables voire totalement incompréhensibles que produit l’absence de réflexion épistémologique sur le genre et sur le point de vue masculin dans le champ de la recherche et de la critique universitaire.

Une des pièces les plus remarquables de cette collection – un texte de Jean-René Ladmiral sur la traduction – avait été auparavant longuement commentée par Claire Placial, comparatiste et spécialiste de traductologie, dans un billet passionnant. Je vais tenter de poursuivre ici l’entreprise dans le domaine de la critique et de la théorie littéraires ; les contributions au tumblr comme à cette série sont bien sûr bienvenues.

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Le mythe est partout. Donnons-en quelques exemples. Convoquons la saga débridée de Jacques Tardi, Les aventures d’Adèle Blanc-Sec qui, dans le Paris d’avant 1914, fait courir une jeune femme émancipée avec laquelle les hommes ont fort à faire. Confrontée au machisme et au machiavélisme éhontés de ses adversaires, l’héroïne nous rappelle que les mâles ont, décidément, du mal à cohabiter avec “l’autre moitié de l’humanité”. Ce faisant, Adèle Blanc-Sec nous apporte la preuve que la différence sexuelle, loin d’être un simple piment narratif, est un ressort qui, intelligemment exploité, confère aux bandes de cette série une épaisseur suffisante pour que lecteurs et lectrices échangent (au moins partiellement) leurs rôles ou postures. En bref, le modèle mythique de l’androgyne (cf. la figure du “garçon manqué”) n’est pas sans interférer sur l’idée que nous nous faisons d’Adèle Blanc-Sec.

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