Baudelaire ou Rousseau : les femmes doivent choisir

Hier était dévoilée l’affiche du prochain festival de Cannes : une photo de Claudia Cardinale dansant pieds nus en 1959 à Rome. Rapidement, on fait remarquer que la photo a été retouchée, pour que les pieds apparaissent plus petits, les jambes plus fines, la poitrine plus haute et sa mèche un peu moins rebelle. Plusieurs féministes font remarquer qu’outre le procédé lui-même, l’historique du festival de Cannes en matière de sexisme aurait dû éviter ce qui est, au-delà du sexisme évident d’une telle retouche, une énorme bourde médiatique.

On aurait pu penser que ces protestations légitimes étaient suffisantes, et que le débat – moins grave que les femmes lapidées et autres vrais problèmes – pouvait se clore rapidement, étant donné que l’erreur est assez évidente. Pourtant, ce matin, un philosophe propose d’élever ce débat de féministes un peu ras-les-pâquerettes, avec un éclairage philosophique sur les vrais enjeux de cette retouche, en partant de la réponse faite par Claudia Cardinale elle-même, qui défend la retouche.

Selon Raphaël Enthoven qui nous fait l’honneur de mecspliquer les termes du débat, ce désaccord entre des militantes féministes et l’actrice dont le corps a été retouché nous permet d’assister au « choc frontal de deux féminismes », opposant Nadia Daam, qui avait réagi sur Twitter à la retouche, à Claudia Cardinale.

A gauche, […] un féminisme de combat, manifestement, qui comme Jean-Jacques Rousseau combat l’artifice comme il combat le mensonge, et à droite, [un] féminisme […] qui ne fait la guerre qu’au temps qui passe et, à l’image de Baudelaire, revendique l’artifice comme un art de séduire. Le premier féminisme refuse d’être dupe, le second ne cache pas qu’il nous trompe. Le féminisme Daam s’indigne, vitupère, démontre, proteste et célèbre la nature, qui dit la vérité ; le féminisme Cardinale danse, chante, virevolte, récite son texte, et fuit la nature, qui enlaidit. Daam repère un esclavage dans le souci de plaire ; Cardinale trouve sa liberté dans le goût de faire tourner les têtes. Daam lutte contre les photos retouchées, comme si sous la retouche il y avait l’authentique, alors qu’aux yeux de Cardinale, sous la retouche, il y a juste la banalité.

Raphaël Enthoven, qui est tout de même là pour fournir des clefs philosophiques, poursuit en avançant que cette opposition reconduit une vieille opposition entre Rousseau et Baudelaire :

Au nom de l’authenticité, Rousseau […] vomit les apparats, qui cachent les visages, Rousseau préfère la franchise à la politesse, et la nudité d’un visage sans maquillage à la crudité d’un corps sans vêtements. […] Baudelaire dans son Éloge du maquillage, déteste la nature, qui ne conseille que le crime, et considère par conséquent que « la femme doit emprunter à tous les arts les moyens de s’élever au-dessus de la nature pour mieux subjuguer les cœurs et frapper les esprits. Il faut qu’elle étonne, qu’elle charme ; idole, elle doit se dorer pour être adorée ». [La morale de l’info] : embellir n’est pas dénaturer.

En passant d’une opposition issue de l’actualité qui ne rend compte que très grossièrement des oppositions réelles au sein du féminisme sur la question de la féminité et de la sexualisation du corps des femmes, à une opposition philosophique qui est en fait une opposition esthétique – entre deux conceptions de l’art (pour Rousseau, cette conception esthétique est liée à une conception anthropologique particulière), Raphaël Enthoven parvient magnifiquement à faire disparaître… la question féministe. Drôle de façon en effet de débattre de deux conceptions du féminisme que de confronter les avis de deux écrivains réputés pour leur misogynie. Raphaël Enthoven se garde ainsi de citer la phrase qui précède la citation de Baudelaire : 

La femme est bien dans son droit, et même elle accomplit une espèce de devoir en s’appliquant à paraître magique et surnaturelle.

Et en effet, Claudia Cardinale est bien dans son droit de se maquiller, de demander des retouches sur ses photos si elle le souhaite, se faire ce qu’elle veut de son corps – on peut rappeler que dans le cas de la photo du festival de Cannes, elle n’a pas été consultée. Mais ce qu’exprime Baudelaire est bien un devoir : la femme DOIT.

Si l’on passe aussi facilement d’une conception artistique à une conception de la féminité chez Baudelaire, c’est parce que le corps des femmes est conçu a priori comme faisant partie du champ de l’art. C’est un problème en soi. Si quelqu’un peut me prouver que le corps de l’homme chez Baudelaire fait l’objet d’un traitement similaire, je voudrai bien écouter Enthoven.

Les féministes, ou du moins, celles dans lesquelles je me reconnais, ne critiquent pas une féminité artificielle pour défendre une féminité naturelle. Nous ne défendons pas la Nature. La Nature de Rousseau nous dit d’être sages, obéissantes, vertueuses et de rester au foyer. Les injonctions à « la beauté naturelle » sont aussi violentes que les autres, et s’accompagnent en général d’un slut-shaming assumé sur bon fond de classisme. C’est d’ailleurs ce que fait Rousseau, en bon féministe (?), lorsqu’il traite les femmes fardées de prostituées dans La Nouvelle Héloïse 

Qu’ontelles donc fait ? […] Elles ont mis dans leurs manières le même esprit qui dirige leur ajustement. Cette pudeur charmante qui distingue, honore et embellit ton sexe, leur a paru vile et roturière ; elles ont animé leur geste et leur propos d’une noble impudence ; et il n’y a point d’honnête homme à qui leur regard assuré ne fasse baisser les yeux. C’est ainsi que cessant d’être femmes, de peur d’être confondues avec les autres femmes, elles préfèrent leur rang à leur sexe, et imitent les filles de joie, afin de n’être pas imitées.

Plus modestes dans nos réflexions, qui ne résoudront pas aujourd’hui le problème du rapport entre l’artifice et la nature, nous nous contentons de souligner que l’injonction à la maigreur maintient les femmes dans un contrôle permanent de leur corps et de leur alimentation, que l’injonction à « prendre soin d’elles » et « ne pas se laisser aller » leur coûte du temps et de l’argent, que certaines de ces injonctions impliquent une douleur importante voire des risques pour notre santé (talons, épilation, UV, …). Ainsi, si je ne m’épile pas les jambes, ce n’est pas parce que je trouve mes jambes plus belles « au naturel » ou ma personne plus franche – je les trouve plus belles sans poils – mais parce que cela me prenait du temps, que ça me faisait mal et que j’en avais assez des poils incarnés (sans parler de la cire chaude régulièrement renversée sur le sol). Désolée de ne pas être au niveau d’élaboration conceptuelle de Rousseau. Nous n’avons ainsi rien contre l’artifice – encore faudrait-il que les normes qui le valorisent ne s’appliquent pas qu’aux femmes, ou même que l’opposition entre nature et artifice existe à propos de la beauté masculine (avez-vous déjà entendu l’expression « beau au naturel » à propos d’un homme?).

Bref, Raphaël Enthoven n’a rien compris au féminisme, mais en appeler à Baudelaire fait toujours chic – c’est un grand écrivain, il doit avoir raison sur les femmes. Inutile, pour Raphaël Enthoven, de souligner le caractère injonctif, normatif et sexiste des propos de deux grands auteurs classiques.

Nous ne choisirons donc pas entre Rousseau et Baudelaire, qui nous proposent un piédestal sous conditions. Nous avons nos propres réflexions, nos propres références, nos théoriciennes et nos écrivaines pour cela, qu’Enthoven pourrait tout à fait mentionner. Mais pourquoi en rester aux discussions entre bonnes femmes ?

Bibliographie :

Je vous recommande en complément deux excellentes lectures sur la question de la féminité et de la séduction :

– Beauté fatale de Mona Chollet, disponible en ligne sur le site de Zones. L’introduction revient en particulier sur la question du « féminisme à la française » et la valorisation de la féminité comme discours anti-féministe.

– la remarquable série de billets consacrée à l’idéal de beauté pour les femmes, sur le site Antisexisme.

3 réflexions sur “Baudelaire ou Rousseau : les femmes doivent choisir

  1. Vervaine dit :

    J’applaudis à deux mains ! J’avais pas du tout suivi la protestation de N. Daam, nio vu la réactions de R. ENthoven. P… masi y’a pas assez de sujet importants dans le monde pour des mecs viennent nous expliquer que penser, comment penser et ce que d’autres hommes pensent… Peuvent pas s’empêcher de venir nous casser les … ovaires!
    Bravo pour ta réponse détaillée, argumentée et salutaire !

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  2. Vervaine dit :

    Parce quoi, dirent qu’on rend unaffiche « plus jolie » en mettant une femme « plus mince », ça en dit long sur l’acceptation inconsciente qu’une femme mince est forcément plus jolie…

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  3. Perrier dit :

    Moi, j’aime tout à la fois
    Rousseau et Baudelaire et je n’attends d’eux aucune vérité gravée dans le marbre idéologique…fut-il féministe.

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