Un viol disparaît : zone grise et mère coupable

N.B. Ce billet est le produit d’une discussion initiée sur Twitter par Caroline Muller à propos du Don Giovanni de Mozart, et poursuivie avec Maxime Triquenaux. Nous avons décidé de transformer cette conversation en une série de trois billets, qui posent la question du traitement du viol dans nos disciplines respectives (histoire et littérature).

 

LE COMTE
En vérité, Suzon, j’ai pensé mille fois que si nous poursuivons ailleurs ce plaisir qui nous fuit chez elles, c’est qu’elles n’étudient pas assez l’art de soutenir notre goût, de se renouveler à l’amour, de ranimer, pour ainsi dire, le charme de leur possession par celui de la variété.
LA COMTESSE, piquée.
Donc elles doivent tout ?…
LE COMTE, riant.
Et l’homme rien ? Changerons-nous la marche de la nature ?

Le Mariage de Figaro est une pièce fabuleuse pour étudier le genre : abus de pouvoirs, chantage sexuel, relations abusives, généralisations constantes sur les hommes ou les femmes, naturalisation de la sexualité masculine, triomphe dramatique des personnages féminins… Tout cela est mis en scène par Beaumarchais, et les critiques font bien leur boulot en soulignant la place centrale des rapports de genre dans la pièce.

On lit moins en général (sauf quand on a le bonheur de l’avoir au programme d’agrégation) la pièce suivante, La Mère coupable, écrite en 1792, qui se déroule vingt ans après et met à nouveau en scène les personnages principaux du Mariage de Figaro : le Comte Almaviva, la Comtesse, Suzanne et Figaro.

Le pitch : vingt ans après le Mariage de Figaro (où le Comte infidèle jurait qu’il serait dorénavant fidèle), le fils aîné du Comte et la Comtesse est mort dans un duel, le fils cadet est en fait le fils de la Comtesse et de Chérubin, et le Comte a ramené chez lui sa « pupille » qui est en réalité sa fille, qu’il a eue d’une autre femme. Bref, tout cela est un peu confus, crée des problèmes : on pleure beaucoup, on veut se tuer, en fait non, on manque de mourir, et finalement tout le monde se pardonne et tout finit bien.

La pièce est construite sur un principe de réciprocité des « fautes » du Comte et de la Comtesse, qui ont chacun donné naissance à un enfant naturel. On termine (ou presque) la pièce sur un pardon mutuel qui réunit le couple, et accessoirement permet aux deux enfants de se marier.

Le grand scoop de la pièce, c’est que la Comtesse, qui était parfaitement vertueuse dans le Mariage malgré son désir évident pour le petit Chérubin tout mignon avec qui elle flirtait très innocemment, et qui se plaignait de l’infidélité de son mari, aurait finalement elle aussi commis un adultère, toujours avec Chérubin, après le Mariage de Figaro.

La Mère coupable raconte la journée durant laquelle le Comte apprend tout cela (et apprend donc que son fils n’est pas son vrai fils, ce qui pose plein de problèmes d’héritage et tout le tralala) – justement le jour anniversaire de la mort de Chérubin. Plus précisément, la pièce se construit autour de la preuve de la prétendue culpabilité de la Comtesse : une lettre écrite à Chérubin. C’est le seul récit que nous avons de ce qui s’est passé entre la Comtesse et Chérubin.

Malheureux insensé ! notre sort est rempli. La surprise nocturne que vous avez osé me faire, dans un château où vous fûtes élevé, dont vous connaissiez les détours ; la violence qui s’en est suivie ; enfin votre crime, — le mien… […] le mien reçoit sa juste punition. Aujourd’hui, jour de Saint-Léon, patron de ce lieu et le vôtre, je viens de mettre au monde un fils, mon opprobre et mon désespoir. Grâce à de tristes précautions, l’honneur est sauf ; mais la vertu n’est plus. Condamnée désormais à des larmes intarissables, je sens qu’elles n’effaceront point un crime… dont l’effet reste subsistant. Ne me voyez jamais : c’est l’ordre irrévocable de la misérable Rosine… qui n’ose plus signer un autre nom.

Si l’on s’en tient à la lettre du texte, on a « surprise nocturne », « violence qui s’en est suivie », « votre crime »… Que comprendre sinon que Chérubin s’est introduit par surprise chez la Comtesse la nuit et l’a violée en se jetant sur elle? Le mot « violence » est directement associé à l’usage de la force et de la contrainte physique, et, à l’origine, au viol. Il faudrait supposer que « violence » désigne une « expression naturelle de l’expression brutale des sentiments » (sens attesté dès le XVIIe) pour y voir autre chose, mais cela semble peu probable puisque « qui s’en est suivie » suggère que « violence » désigne un ensemble d’actions entre la « surprise » et le « crime ». Bref, il est assez évident que cette lettre nous dit que Chérubin a eu une relation sexuelle avec la Comtesse en utilisant la surprise et la violence, ou du moins la contrainte physique (c’est la définition légale du viol en France).

Le principal problème pour interpréter cette lettre est qu’il s’agit de l’unique élément de la pièce qui évoque ce moment du passé du personnage. Il n’y a pas de récit concurrent, ou d’autre récit de la part de la Comtesse.

En même temps, je m’aperçois qu’en faisant une lecture rapide du texte, ou même en le considérant dans son ensemble, on retient plutôt qu’il s’agit d’un adultère et non d’un viol. C’est ce que j’avais retenu de ma première lecture, c’est ce que la grande majorité des critiques retiennent, et c’est que la plupart de mes ami⋅e⋅s avaient compris également.

Comment un viol peut-il ne pas sauter aux yeux (ou aux oreilles) ?

Je pense que c’est d’abord le fonctionnement interne de la pièce élaboré par Beaumarchais, et en particulier l’attitude de la Comtesse, qui expliquent cette lecture. Inconsciemment, je pense que nous utilisons certains faits de la pièce et certains traits du personnage pour invalider ou nuancer la description explicite d’une relation obtenue par la violence dans la lettre. Si ces éléments expliquent notre lecture du texte, peuvent-ils toutefois constituer des objections valides à l’existence d’un viol dans la fiction dramatique ?

Je précise que nous rencontrons un problème d’interprétation important : répondre à cette question suppose (à mon avis) de convoquer des outils d’analyse psychologique et culturelle traditionnellement exclus de l’analyse littéraire, ou du moins d’une certaine tradition d’analyse littéraire : un personnage étant fait d’encre et de papier, on ne pourrait en parler qu’à partir de ce qui est dit de lui dans le texte. Nous devrons même, dans le cas de cette lettre, utiliser notre imagination pour « voir » ce qui n’est pas représenté sur scène : ce n’est pas du tout évident de partir de là en analyse littéraire. Je pense cependant qu’une telle approche relève tout simplement de notre relation fondamentale à toute fiction, et qu’elle est donc légitime pour parler de notre rapport au texte.

Je propose donc d’examiner quelques hypothèses qui feraient de cette lettre autre chose que la preuve d’un viol hors-scène, vingt ans avant l’action, et qui permettraient ainsi au viol de disparaître dans la réception de la pièce.

1. Rosine ment (ou déforme)

Cet argument suppose que Rosine, après avoir trompé son mari, effrayée des conséquences (elle est enceinte!), tente de rejeter la faute sur son amant, ou de moins, de minimiser sa responsabilité en déformant ce qu’il s’est réellement passé, en ajoutant cet élément de « violence ».

Il se trouve que cette question du viol, rarement mentionnée par la critique, a été en revanche débattue sur un forum du « club des amateurs de Mozart » en 2007 (on arrive où on peut à coup de recherches Google). Cet argument apparaît plusieurs fois :

« Je crains que là, elle n’ait changé d’avis… qu’après! Lorsque qu’elle a vu les conséquences… »

« C’est comme toutes les femmes…. au début elles ne veulent jamais, puis, la séduction faisant son œuvre elle acceptent de faire semblant d’être contraintes et finalement acceptent le reste… en le regrettant aussitôt… »

Vous voyez bien le problème : cette objection nous oriente directement vers de bons vieux gros mythes sur le viol : les femmes accusent les hommes de viol parce qu’elles refusent de prendre leurs responsabilités quand elles ont eu une relation qu’elles regrettent.

On ne peut toutefois pas évacuer purement et simplement cette objection : il me semble qu’il faut donc chercher dans la personnalité de Rosine, telle qu’elle nous est décrite dans la trilogie de Beaumarchais, des éléments de réponse.

Rosine, dans La Mère coupable, est un personnage rongé par la culpabilité, qui a plus tendance à s’accuser de tous les maux de la terre qu’à rejeter la faute sur les autres (elle s’accuse en particulier d’être responsable de la mort de son fils : « Depuis que le Ciel m’a punie par la mort de mon fils aîné »).

Mère coupable ! épouse indigne ! un instant nous a tous perdus. J’ai mis l’horreur dans ma famille ! J’allumai la guerre intestine entre le père et les enfants ! Ciel juste ! il fallait bien que ce crime fût découvert ! Puisse ma mort expier mon forfait !

On ne peut quand même pas vraiment dire que la Comtesse est dans l’auto-justification (à l’inverse de son mari, qui justifie son infidélité par le peu de moyens que mobilise sa femme pour rallumer la flamme).

Si le personnage de Rosine, dans la trilogie, n’hésite pas à mentir pour protéger des proches de la violence de son mari, elle est presque en permanence dans une situation où elle demande à être punie à la place des autres. Dans le Mariage de Figaro, lorsqu’elle pense que le Comte va trouver Chérubin dans son cabinet : « Il n’est pas coupable, il partait; c’est moi qui l’ai fait appeler », « puisse, après, tout votre courroux tomber sur moi, si je ne vous convaincs pas ».

Il me semble donc peu probable que dans une lettre qui ne la met même pas en danger, la Comtesse déforme le récit des faits en remplaçant par « la violence qui s’en est suivie » une réalité consentie, qu’elle aurait pu exprimer par « la force de vos protestations d’amour et de vos prières » par exemple, ou quelque chose de ce type (je suis mauvaise en if-littérature, mais c’est pour donner une idée).

2. Mais Rosine aime Chérubin !

Il ne s’agit pas à proprement parler d’une objection, puisqu’elle ne remet pas en cause la véracité du récit de Rosine. Mais il s’agit cependant, à mon avis, d’un des éléments qui nous convainc le mieux de l’adultère de la Comtesse.

La Comtesse est fidèle dans le Mariage de Figaro, mais, délaissée par son mari, elle dissimule mal son désir (Beaumarchais le laisse voir par des gestes et des silences) pour Chérubin qui lui clame son amour à chaque fois qu’il la croise. Dans le Mariage de Figaro, autrement dit, la Comtesse flirte avec Chérubin (d’ailleurs tout le monde flirte avec Chérubin, y compris Suzanne). Si on dit à un⋅e lecteur/trice ou un⋅e spectateur/trice du Mariage que dans la pièce suivante, la Comtesse a fini par coucher avec Chérubin, c’est un peu saugrenu mais plutôt crédible.

Dans La Mère coupable, elle porte le deuil de Chérubin une fois par an, elle le pleure en permanence, elle parle d’un « crêpe obscur dont sa mort a couvert [s]a vie »; elle le voit même dans une scène d’hallucination où il lui fait signe de le rejoindre dans la mort.

L’amour / le désir de Rosine pour Chérubin produit deux arguments différents :

  1. puisqu’elle le désirait, il n’est pas inconcevable qu’elle ait eu avec lui une relation consentie ;
  2. s’il l’avait violée, est-ce qu’elle ne devrait pas arrêter de l’aimer ?

Le premier argument est problématique parce qu’il associe l’amour et le désir au consentement, alors que ce sont deux choses bien différentes. Or il est très clair dans le Mariage de Figaro que la Comtesse entend rester fidèle à son mari. C’est pourquoi, dans l’hypothèse où la Comtesse serait effectivement coupable, La Mère coupable insiste sur le fait qu’il s’agit d’un égarement malheureux, un moment où la Comtesse n’avait plus toute sa raison, en quelque sorte.

Le deuxième argument pose un problème particulier (encore un mythe sur le viol), lié à la culture du viol dans nos sociétés, qui méconnaît totalement la réalité des violences sexistes et sexuelles, et qui ainsi disqualifie la parole des victimes de violences au motif qu’elles sont restées plusieurs années en couple avec l’agresseur, qu’elles ont continué à se comporter normalement devant lui, qu’elles se sont parfois même amusées dans une pièce où il était présent, ce qui devrait évidemment être interdit. Je m’éloigne un peu de Beaumarchais… On peut tout de même souligner que la Comtesse continue d’aimer et de vivre avec le Comte alors qu’il s’agit clairement d’un mari abusif et violent, et qu’elle menace – sérieusement ou non – de se retirer aux Ursulines; notons aussi que dans sa lettre, la Comtesse ordonne à Chérubin de ne plus jamais s’approcher d’elle.

3. La Comtesse a peut-être finalement dit « oui », après avoir dit « non »

C’est en fait la scène que l’on imagine à la lecture, et d’autant mieux qu’il s’agit d’une scène très stéréotypée en littérature : l’amoureux arrive par surprise, la nuit, dans la chambre d’une femme, tente de l’embrasser, elle crie (mais pas trop fort), résiste, refuse, avant de céder. C’est aussi ce type de scénario qui permet d’expliquer la très grande culpabilité de la Comtesse.

Cette objection engage la définition même du viol, et implique d’éclaircir une des fameuses « zones grises » qui entourent le concept : si une victime cesse de se défendre, ou ne le fait pas, est-ce encore un viol ? Si elle dit « oui » après avoir longtemps répété « non », s’agit-il toujours d’un viol ? Si une personne cède, peut-on parler de « viol » ? Comment décrire les cas où ce qui ressemble à un consentement fait suite à un refus ou à des contraintes de type surprise ou violence ?

En tant que féministe, je considère que pour parler de consentement, celui-ci doit être libre et éclairé, c’est-à-dire que la notion de consentement est incompatible avec les contraintes explicites que sont la surprise et la violence (ou la contrainte physique). Peu importe alors que le rapport soit désiré ou non, que la Comtesse se soit volontairement ou non laissé faire : ces éléments de contrainte (qui suffisent à définir le viol mais ne sont pas nécessaires à sa définition – le consentement restant central) rendent pour moi nul même un consentement explicite (un « oui »).b8b420974bfe9fd253890065aa5d9d2bPlus généralement, il faut rappeler que céder n’est pas consentir. Si l’on imagine la scène, on voit que les éléments de contrainte sont réels : la Comtesse sait que si l’on trouve un homme dans sa chambre (si elle crie par exemple), elle s’expose à la violence de son mari (il y a un précédent avec le Mariage, même si son mari est loin dans la scène décrite dans La Mère coupable) ; la surprise seule est susceptible d’empêcher toute forme de réaction (c’est ce qu’on appelle la sidération) ; la contrainte physique peut lui laisser penser que se défendre est inutile : si quelqu’un vient dans votre chambre sans votre permission, puis se jette sur vous sans vous demander votre avis, vous avez de bonnes raisons de penser qu’ille n’a pas grand chose à faire de votre consentement, et vous pouvez préférer ne pas vous défendre pour éviter la violence, ou bien le bruit dans ce contexte précis.

Certains de ces éléments sont tout à fait présents à l’esprit du spectateur du XVIIIe siècle. En particulier il existe un intertexte évident pour le spectateur ou la spectatrice : la lettre de Valmont dans Les Liaisons dangereuses qui décrit le viol de Cécile. Il existe probablement une distance idéologique importante entre Beaumarchais et Choderlos de Laclos, mais en terme de scène-type et d’éléments de contrainte, l’écho est évident (je cite un peu longuement, sans commenter) :

Lettre XCVI (Le Vicomte de Valmont à la Marquise de Merteuil)

[…] Elle était dans son premier sommeil, & dans celui de son âge, de façon que je suis arrivé jusqu’à son lit, sans qu’elle se soit réveillée. J’ai d’abord été tenté d’aller plus avant, & d’essayer de passer pour un songe ; mais craignant l’effet de la surprise & le bruit qu’elle entraîne, j’ai préféré d’éveiller avec précaution la jolie dormeuse, & suis en effet parvenu à prévenir le cri que je redoutais.Après avoir calmé ses premières craintes, comme je n’étais pas venu là pour causer, j’ai risqué quelques libertés. Sans doute on ne lui a pas bien appris dans son couvent à combien de périls divers est exposée la timide innocence, & tout ce qu’elle a à garder pour n’être pas surprise : car, portant toute son attention, toutes ses forces, à se défendre d’un baiser, qui n’était qu’une fausse attaque, tout le reste était laissé sans défense ; le moyen de n’en pas profiter ! J’ai donc changé ma marche, & sur-le-champ j’ai pris poste. Ici nous avons pensé être perdus tous deux : la petite fille, tout effarouchée, a voulu crier de bonne foi ; heureusement sa voix s’est éteinte dans les pleurs. Elle s’était jetée aussi au cordon de sa sonnette, mais mon adresse a retenu son bras à temps.« Que voulez-vous faire », lui ai-je dit alors, « vous perdre pour toujours ? Qu’on vienne, & que m’importe ? A qui persuaderez-vous que je ne sois pas ici de votre aveu ? Quel autre que vous m’aura fourni le moyen de m’y introduire ? & cette clef que je tiens de vous, que je n’ai pu avoir que par vous, vous chargez-vous d’en indiquer l’usage ?  » Cette courte harangue n’a calmé ni la douleur, ni la colère ; mais elle a amené la soumission. Je ne sais si mon ton lui prêtait de l’éloquence ; au moins est-il vrai qu’elle n’était pas embellie par le geste. Une main occupée pour la force, l’autre pour l’amour, quel orateur pourrait prétendre à la grâce en pareille position ? Si vous vous la peignez bien, vous conviendrez qu’en revanche elle était favorable à l’attaque ; mais moi, je n’entends rien à rien, et, comme vous dites, la femme la plus simple, une pensionnaire, me mène comme un enfant. Celle-ci, tout en se désolant, sentait qu’il fallait prendre un parti, & entrer en composition. Les prières me trouvant inexorable, il a fallu passer aux offres. Vous croyez que j’ai vendu bien cher ce poste important : non, j’ai tout promis pour un baiser. Il est vrai que le baiser pris, je n’ai pas tenu ma promesse : mais j’avais de bonnes raisons. Étions-nous convenus qu’il serait pris ou donné ? A force de marchander, nous sommes tombés d’accord pour un second ; & celui-là, il était dit qu’il serait reçu. Alors ayant guidé ses bras timides autour de mon corps, & la pressant de l’un des miens plus amoureusement, le doux baiser a été reçu en effet ; mais bien, mais parfaitement reçu : tellement enfin que l’amour n’aurait pas pu mieux faire.[…] Pour assurer mes observations, j’avais la malice de n’employer de force que ce qu’on en pouvait combattre. Seulement, si ma charmante ennemie ; abusant de ma facilité, se trouvait prête à m’échapper, je la contenais par cette même crainte, dont j’avais déjà éprouvé les heureux effets. Hé bien ! sans autre soin ; la tendre amoureuse, oubliant ses serments, a cédé d’abord & fini même par consentir : non pas qu’après ce premier moment les reproches & les larmes ne soient revenus de concert ; j’ignore s’ils étaient vrais ou feints : mais, comme il arrive toujours, ils ont cessé, dès que je me suis occupé à y donner lieu de nouveau.

4. Mais puisque la Comtesse dit elle-même qu’elle a fauté…

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C’est difficilement contestable : la Comtesse ne cesse de porter la culpabilité de sa « faute » dans toute la pièce (et on sait que c’est le cas depuis vingt ans). Elle précise pourtant qu’il s’agit d’une « faute involontaire »…

Source éternelle des bienfaits, ô mon Dieu ! tu permets qu’en partie je répare la faute involontaire qu’un insensé me fit commettre.

Sur le plan de l’histoire elle-même, on peut rappeler qu’une partie de cette culpabilité est liée à la mort de Chérubin, qui s’est plus ou moins suicidé à cause du rejet de la Comtesse, après lui avoir écrit Adieu avec son propre sang (non, il n’a pas peur d’en faire un peu trop).

En fait, trouver un lien entre viol et sentiment de culpabilité, ce n’est pas non plus très difficile : le sentiment de culpabilité qu’éprouvent les victimes est bien documenté depuis une quarantaine d’années, et il est évidemment renforcé dans le cas de ces « zones grises » où la victime peut s’accuser d’avoir cédé, de n’avoir pas assez résisté, d’avoir flirté avec le violeur, etc. Dans la lettre des Liaisons dangereuses qui suit celle que j’ai citée (qui ne laissait pas de doute sur la qualification de viol), Cécile écrit :

Apprenez donc… ma main tremble, comme vous voyez, je ne peux presque pas écrire, je me sens le visage tout en feu. Ah ! c’est bien le rouge de la honte. Hé bien ! je la souffrirai ; ce sera la première punition de ma faute. Oui, je vous dirai tout. […] Ce que je me reproche le plus, & dont il faut pourtant que je vous parle, c’est que j’ai peur de ne m’être pas défendue autant que je le pouvais. Je ne sais pas comment cela se faisait : sûrement, je n’aime pas M. de Valmont, bien au contraire ; & il y avait des moments où j’étais comme si je l’aimais. Vous jugez bien que ça ne m’empêchait pas de lui dire toujours que non ; mais je sentais bien que je ne faisais pas comme je disais ; & ça, c’était comme malgré moi ; & puis aussi, j’étais bien troublée ! S’il est toujours aussi difficile que ça de se défendre, il faut y être bien accoutumée !

On peut constater, même si ces deux scènes diffèrent dans leur fonctionnement et leur modalités narratives, qu’on trouve exactement les mêmes éléments, à la fois sur le plan de la scène décrite (la surprise nocturne, la contrainte physique, …) et sur le plan des sentiments décrits et des mots utilisés, en particulier la « faute ».

5. Tout cela fait partie des codes amoureux à l’époque

Le schéma du passage du refus et de la résistance au « consentement » relève certes du code amoureux du libertinage (ce qui pose un problème en soi !). Dans cette perspective, on pourrait supposer que la Comtesse doit refuser, parce qu’elle ne peut pas dire « oui » sans se dévaloriser comme objet de désir. Tous les éléments de surprise et de contrainte ne seraient alors que des conventions qui permettent de rendre la relation sexuelle hors-mariage acceptable moralement, mais la Comtesse serait bien consentante dès le départ, et ferait simplement semblant de refuser. On trouve d’ailleurs ce code dans la lettre de Valmont – « j’ignore si [les reproches et les larmes] étaient vrais ou feints » – qu’il attribue à Cécile, alors même qu’il est tout à fait conscient qu’il l’a violée.

Je ne développe pas sur ce point, mais cet argument est complètement lié au discours sur le jeu de séduction, dont le XVIIIe siècle est censé être l’apogée en termes de raffinement et d’élégance (je vous renvoie au billet de Maxime).

Je n’ai aucun problème avec le fait de considérer que certains codes inégalitaires, érotisant par exemple un non-consentement fictif, puissent être investis dans le cadre de jeux amoureux consentis (c’est le cas du BDSM). Encore faut-il que les conditions du consentement soient réunies (l’égalité homme / femme étant un bon début) et explicitées au préalable, et que le scénario ludique ne les supprime pas. Et à cet égard, étant donné qu’il me semble difficile d’intégrer la surprise à un scénario explicite, le lieu de la scène – la chambre de la Comtesse dans le château de la famille de Chérubin – ne réunit pas pour moi ces conditions, puisqu’il crée une contrainte réelle.

Si les codes du libertinage ne permettent jamais, à un moment ou un autre (et plutôt au début) de s’assurer réellement du consentement des partenaires, il faut à mon avis considérer que toute relation sexuelle qui passe seulement par ces codes relève du viol. Si le partenaire poursuit un acte sexuel après avoir entendu un refus (ou vu des larmes!), fût-il feint, il commet un viol à moins que ce refus soit intégré dans un scénario établi au préalable, ou que des éléments évidents désignent ce refus comme un code feint.

Pour notre texte, il semble assez clair (notamment dans la construction de la phrase) que c’est la violence qui a permis d’obtenir la relation sexuelle : il ne s’agit pas seulement d’un code accessoire, mais d’une contrainte réelle. Il est évident dans la lettre que sans ces moyens de contrainte, la relation sexuelle n’aurait pas eu lieu.

6. Chérubin est tout mignon et n’aurait jamais pu faire ça

J’ai associé le comportement de Chérubin à celui de Valmont en rapprochant les deux scènes de viol. Il faut donc examiner une objection sérieuse : Chérubin n’est pas Valmont, il n’a ni son cynisme, ni son expérience ; Valmont n’est pas amoureux de Cécile, il ne se suicide pas lorsqu’elle le repousse, et son désir amoureux et sexuel est probablement secondaire par rapport à l’élaboration du viol en art de conquête (et en art d’écriture…), contrairement à Chérubin, qui incarne le désir naturel sans objet arrêté.

je ne sais plus ce que je suis, mais depuis quelque temps je sens ma poitrine agitée ; mon cœur palpite au seul aspect d’une femme ; les mots amour et volupté le font tressaillir et le troublent. Enfin le besoin de dire à quelqu’un Je vous aime est devenu pour moi si pressant, que je le dis tout seul, en courant dans le parc, à ta maîtresse, à toi, aux arbres, aux nuages, au vent qui les emporte avec mes paroles perdues.

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Moi, un violeur ???

Le problème est évidemment que Chérubin est un personnage absolument charmant, dont chaque apparition sur scène apporte légèreté, gaieté et sensualité au Mariage de Figaro. De plus, dans le Mariage, c’est d’abord un personnage semble-t-il complètement inoffensif, qui n’a ni le pouvoir politique et économique du Comte pour exiger des relations sexuelles, ni l’intelligence judiciaire de Marceline pour réclamer un mariage.C’est en tous les cas ainsi qu’il apparaît au spectateur ou à la spectatrice. Honnêtement, on ne peut pas s’empêcher de le trouver adorable. Et au passage, on l’excuse vite lorsqu’il s’essaie au chantage sexuel ou qu’il commet des agressions sexuelles sur scène. Acte II, scène 14, il parvient même à mêler les plus grandes protestations d’héroïsme amoureux pour la Comtesse et le « baiser volé » à Suzanne (une agression sexuelle, donc) :

CHERUBIN, exalté.
Dans un gouffre allumé, Suzon ! oui, je m’y jetterais plutôt que de lui nuire… Et ce baiser va me porter bonheur. (Il l’embrasse et court sauter par la fenêtre.)

Suzanne trouve ça d’ailleurs plutôt charmant et lui en veut pas : « Oh ! le petit garnement ! Aussi leste que joli ! ». Acte V, scène 6, c’est parce qu’il prend la Comtesse pour Suzanne que ses habituelles protestations de dévouement se transforment en harcèlement et chantage :

LA COMTESSE, au page.
Obligez-moi de vous retirer.

CHERUBIN.
Ce ne sera pas au moins sans avoir reçu le prix de mon obéissance.

LA COMTESSE, effrayée.
Vous prétendez ?…

CHERUBIN, avec feu.
D’abord vingt baisers pour ton compte, et puis cent pour ta belle maîtresse.

LA COMTESSE.
Vous oseriez ?

CHERUBIN.
Oh ! que oui, j’oserai ! Tu prends sa place auprès de monseigneur, moi celle du comte auprès de toi : le plus attrapé, c’est Figaro.

FIGARO, à part.
Ce brigandeau !

SUZANNE, à part.
Hardi comme un page. (Chérubin veut embrasser la comtesse ; le comte se met entre deux et reçoit le baiser.)

Finalement, Chérubin fonctionne d’abord dans la pièce comme un double du Comte : de la même façon que le Comte était Lindor, amoureux parfait dans Le Barbier de Séville, avant de devenir un mari jaloux, infidèle, qui utilise le chantage sexuel pour coucher avec sa servante, on imagine bien Chérubin devenir encore plus « hardi » en grandissant, et même réellement dangereux (Suzanne dit ainsi : « Oh ! dans trois ou quatre ans, je prédis que vous serez le plus grand petit vaurien ! »). On peut aussi remarquer que Chérubin, jeune page noble, répartit ses stratégies en fonction du statut social de l’objet de son désir : il couche facilement avec Fanchette, agresse Suzanne en permanence mais étale son dévouement et son amour respectueux envers la Comtesse – sauf lorsqu’il la prend pour Suzanne.Les mises en scène mettent plus ou moins en valeur la violence de Chérubin en fonction de l’interprétation choisie. La mise en film de Bluwal, par exemple, montre très bien le malaise et la violence dissimulées par la légèreté de Chérubin (en montrant la Comtesse réellement menacée) :

Une mise en scène de l’opéra de Mozart à Aix-en-Provence fait le choix de traduire le désir de Chérubin dans l’air Non so piu, cosa son, cosa faccio, par des gestes qui relèvent clairement de l’agression (la modernisation du décor et des costumes permet peut-être de mieux apercevoir cette dimension, bien que l’interprétation reste, me semble-t-il, celle d’une légèreté inoffensive du personnage). Par exemple, en 28’30 :

Notre réaction, lorsque l’on voit ces mises en scène (à l’exception de celle de Bluwal, je pense) consiste plus ou moins à voir dans Chérubin le petit garçon de six ans qui soulève les jupes des filles et pour qui on se dit « c’est de son âge et ce n’est pas bien méchant ». Je crois donc que c’est aussi notre propre tolérance face aux agressions sexuelles qu’il faut interroger dans l’interprétation de la pièce de Beaumarchais.

Quels enjeux pour la critique et l’enseignement de ce texte?

J’ai essayé de montrer que, en partant du texte de la lettre, je ne pouvais pas, honnêtement, lire autre chose qu’un viol. Cela pose une difficulté pour interpréter la pièce, puisque tout un ensemble de concepts deviennent peu pertinents à partir du moment où l’on choisit de mettre le mot « viol » sur ce que la plupart des critiques appellent « adultère » ou « faute ». Pour moi, mettre un autre mot relève de l’euphémisme, et cela me pose un gros problème en tant qu’étudiante et future enseignante.

On hésite avant de parler de viol en lisant cette pièce; à mon avis, ce n’est pas parce qu’il y a une ambiguïté dans ce qui est décrit, mais parce qu’il y a un décalage entre la conceptualisation féministe du viol (qui, pour moi, ne laisse pas le choix dans l’interprétation stricte de ce texte), forcément en partie anachronique, et (1) le rôle que donne Beaumarchais à cette relation sexuelle dans la pièce, et les enjeux idéologiques de la trilogie ; (2) la conceptualisation du viol à la fin du XVIIIe siècle, et plus largement la « culture du viol ».

Interpréter La Mère coupable, interpréter la trilogie

Je soulignais au début de mon billet un des problèmes d’analyse littéraire que poserait ma démarche : il y a un moment où je dois convoquer l’intention d’auteur pour rendre compte du décalage idéologique entre la description d’un viol et l’utilisation de l’adultère comme enjeu central de la pièce.

A mon avis, tout simplement, Beaumarchais ne se rend pas compte, quand il écrit cette lettre et la place au cœur du dispositif théâtral, qu’il décrit un viol. L’enjeu de la lecture de cette lettre par le Comte (justement celui qui ne devait pas la lire) est de renverser sa colère en provoquant sa pitié :

Ce n’est point là l’écrit d’une méchante femme ! […] Un malheureux égarement… […] Je me sens déchiré.

En fait, je pense que Beaumarchais construit la scène « d’adultère » avec des éléments de contrainte pour excuser Rosine. Il s’agit pour lui de faire en sorte qu’elle ne paraisse pas si coupable, qu’elle soit excusable, puisqu’il s’agit de sa seule « faute », dans un unique moment d’égarement qu’elle expie pendant vingt ans.

Évidemment, en faisant ça, puisque Beaumarchais décrit un viol, on a du mal à concevoir que Rosine puisse être même un peu coupable. Surtout que réciproquement, Beaumarchais excuse Chérubin en le faisant mourir tragiquement d’amour, au lieu de le charger davantage de la faute (le Comte dit de la même façon : « Ce n’est point là l’écrit d’un méchant homme » – il faut dire en même temps qu’il se comporte de la même manière…).

Le Comte conclut :

Non, ce n’étaient point là des ingrats ni des monstres, mais de malheureux insensés, comme ils se le disent eux-mêmes.

Commentaire également indulgent à l’égard de Rosine et de Chérubin, quelque peu dérangeant à entendre dans la bouche d’un homme qui vient d’apprendre le viol de sa femme par son page.

Pour interpréter la pièce et comprendre son fonctionnement idéologique, nous sommes donc obligé⋅e⋅s d’oublier ce que nous avons lu et de n’en retenir que l’interprétation du Comte (et probablement celle de Beaumarchais) : l’unique égarement de deux « insensés » qui n’ont pu brider leur désir, et un adultère, qui lui laisse un fils naturel comme unique héritier. Dans ce cadre, le pardon réciproque des époux pour leurs adultères respectifs ne choque pas, même si la Comtesse en a bien plus bavé que le Comte, mais comme le rappelle celui-ci :

Nos désordres, à nous, ne leur enlèvent presque rien; ne peuvent du moins, leur ravir la certitude d’être mères, ce bien inestimable de la maternité! tandis que leur moindre caprice, un goût, une étourderie légère, détruit dans l’homme le bonheur… le bonheur de toute sa vie, la sécurité d’être père.

Je peux donc m’en sortir, pour parler de ce texte, avec une sorte de périphrase lourde, du type « après le viol de Rosine par Chérubin, que Beaumarchais conçoit comme un adultère », car je ne vois pas d’autre solution pour porter un regard à la fois honnête et éthique sur ce texte.

Il me semble important en même de souligner que l’on peut faire quelque chose de ce viol dans l’interprétation globale de la trilogie si l’on étudie la représentation des violences sexuelles, omniprésentes dans cette œuvre, et leur traitement idéologique. Ce qui est dérangeant, et qui rend nécessaire cette double lecture de l’œuvre, c’est la légèreté avec laquelle sont traitées ces violences sexuelles. Je trouve le théâtre de Beaumarchais passionnant quand il dévoile et met en scène les violences sexuelles, en les replaçant dans un ensemble de rapports sociaux (le mariage pour le Comte et la Comtesse, la féodalité et le pouvoir économique pour le Comte et Suzanne, le patriarcat pour Bartholo et Rosine, plus largement le sexisme dénoncé par Marceline) mais c’est une « lame à deux tranchants » (expression de Beaumarchais), si l’on tient compte de deux autres dimensions de la trilogie :

  • une exploitation des violences sexuelles comme élément de légèreté et de sensualité, autour du personnage de Chérubin par exemple, qui désamorce ici la force de la représentation.
  • une entreprise de naturalisation de ces violences qui n’est certes pas univoque, mais qui est bien présente : d’une part dans le discours du Comte – « changerons-nous la marche de la nature », dit-il – qui érige le désir masculin en principe naturel irrépressible, avec lequel les femmes doivent composer, d’autre part dans les discours des personnages féminins dont la marge d’action (et les femmes sont extraordinairement actives dans Le Mariage de Figaro, puisqu’elles maîtrisent l’intrigue) reste conditionnée au respect de l’ordre patriarcal.

Ainsi, Marceline prononce aussi bien une tirade proto-féministe :

Dans les rangs même plus élevés, les femmes n’obtiennent de vous qu’une considération dérisoires ; leurrées de respects apparents, dans une servitude réelle ; traitées en mineures pour nos biens, punies en majeures pour nos fautes !

… qu’une pique qui désamorce la radicalité de son propos à la fin de l’acte IV :

nous sommes toutes portées à soutenir notre pauvre sexe opprimé contre ce fier, ce terrible … (en riant) et pourtant un peu nigaud de sexe masculin.

La question des rapport de genre n’est donc pas du tout neutre dans la trilogie, et il n’est pas interdit de proposer d’inscrire la lettre de la Comtesse dans des perspectives qui dépassent le fonctionnement interne de la La Mère Coupable, pièce qui repose avant tout sur la réciprocité de l’adultère et du pardon, et sur l’exploration des effets pathétiques de la culpabilité de la Comtesse.

Du XVIIIe siècle à la réception contemporaine : interroger la transmission de la culture du viol

Que voit le spectateur du XVIIIe siècle ?

Si je pense que Beaumarchais ne conçoit pas l’événement qu’il décrit comme un viol, la réception de la pièce montre plus de nuances. Comme je l’ai dit, la scène décrite est une scène-type qui est très clairement liée à l’idée de violence, voire de viol, à la fin du XVIIIe siècle : La Mère coupable est écrite à un moment-charnière, au moment de la Révolution française, c’est-à-dire dans un moment important de redéfinition du viol. C’est notamment à cette période que l’on cesse de poursuivre les enfants violés au même titre que leurs violeurs (dans les cas d’inceste par exemple). La culture du viol est extrêmement prégnante au XVIIIe siècle, mais d’un autre côté, c’est aussi le moment où les violences sexuelles deviennent un sujet de réflexion.

Ainsi, peu après la deuxième représentation de la pièce (qui avait déjà été représentée en 1792), on trouve dans Le Censeur dramatique, en 1797, une critique qui montre à la fois qu’il y a une évidence du viol pour la réception au XVIIIe, et une réflexion problématique sur sa possibilité même :

Tout le monde connaît le sujet de ce drame. La comtesse Almaviva, pendant que son mari était vice-roi au Mexique, a été violée (si toutefois une femme peut vraiment être violée, ce que nous examinerons quelque jour) par Chérubin, mort depuis à l’armée.

La question ne semble pas tant de savoir à partir de quel moment une femme est violée ou consent, mais si le viol est possible ou non. Voltaire, au XVIIIe, affirme ainsi que le viol d’une femme est impossible physiologiquement (en gros, le pénis ne peut pas entrer dans le vagin si la femme n’est pas consentante). Plus généralement, on reste persuadé à cette période qu’une femme peut toujours se défendre, comme le rappelle Georges Vigarello à partir de l’examen des condamnations, dans son Histoire du viol.

Culture du viol et réception contemporaine : renoncer aux euphémismes ou refuser les anachronismes ?

Quel choix font les critiques? Je n’ai trouvé la trace de la notion de viol que chez trois critiques (en cherchant seulement en ligne) : Jean Goldzink et Stéphanie Genand en parlent comme d’une évidence (« Léon (fruit du viol de la Comtesse par Chérubin) » pour le premier et « commémore l’anniversaire du viol » pour la seconde) ; Pierre Frantz écrit quant à lui « un viol ou un quasi-viol puisque la Comtesse a des remords » (dans le volume Atlande consacré à la trilogie). Je trouve le deuxième terme malheureux et l’explication insatisfaisante, laissant entendre que des remords suffisent à relativiser le viol sans pour autant parler de relation consentie. Pierre Frantz parle toutefois ailleurs directement de viol.

Mais il faut reconnaître que l’essentiel des discours sur les pièces de Beaumarchais passent par une euphémisation des violences : il s’agit bien de cela quand on parle d’adultère pour La Mère coupable, ou même d’ambiguïté sur cette scène. J’ai essayé de montrer qu’il s’agissait moins d’une ambiguïté que de deux façons d’appréhender le texte, en le prenant à la lettre à partir du concept féministe de viol ou en partant de la logique interne et du contexte idéologique, c’est-à-dire celui de la culture du viol.

Plus largement, à propos de cette trilogie, critiques, enseignant⋅e⋅s, spectateurs et spectatrices, ont tendance à reprendre dans leurs paraphrases ou analyses un vocabulaire composé d’euphémismes, qui correspond au vocabulaire du XVIIIe siècle: on parle par exemple très souvent de « séduction » dans un sens qui va du fait de susciter le désir au viol. On entend ainsi que le Comte, dans Le Mariage de Figaro, tente de « séduire » Suzanne, alors qu’il s’agit de harcèlement et de chantage sexuel, destinés à extorquer une relation sexuelle par tous les moyens (mon père m’expliquait l’opéra quand j’étais trop petite pour lire les sous-titres en utilisant le mot « drague », un terme qui était donc à la fois un anachronisme ET un euphémisme).

On reprend même souvent le vocabulaire de la « conquête » amoureuse, qui correspond certes tout à fait à l’idéologie amoureuse de l’époque (et en grande partie, de la nôtre), mais qui ne permet pas de la mettre en question ce lexique n’est pas lui-même analysé et critiqué : on utilisera facilement des expressions comme « venir à bout de ses résistances », « rend les armes », « conquérir » (l’analogie est très ancienne et elle irrigue toute la littérature érotique et amoureuse française).

L’érotisation des violences sexuelles est fréquente : un résumé à vocation scolaire décrit ainsi le droit de cuissage comme le droit de « goûter aux charmes de la toute jeune mariée » ; on peut évidemment penser au fameux « troussage de domestique », qui a refait surface en 2011 dans la bouche d’éditorialistes désireux de relativiser la gravité des accusations de viol pesant sur Dominique Strauss-Kahn : le terme convoque de façon évidente (on est sur France Culture) l’œuvre de Beaumarchais et l’imaginaire érotique et apparemment léger qui l’accompagne.

C’est d’autant plus regrettable qu’il y a, malgré tout, une vraie réflexion sur les violences sexuelles dans cette œuvre, notamment sur le passage du pouvoir féodal, le droit de cuissage, supprimé par le Comte, au pouvoir économique, qui reconduit de fait exactement les mêmes rapports de pouvoir : ainsi dans le dialogue entre la Comtesse et Suzanne :

LA COMTESSE
Quoi ! Suzon, il voulait te séduire ?
SUZANNE
Oh ! que non ! Monseigneur n’y met pas tant de façon avec sa servante : il voulait m’acheter.

Si je pense qu’il est si important d’utiliser des concepts anachroniques ou un vocabulaire qui tranche un peu avec la langue de Beaumarchais pour l’analyser, l’interpréter et raconter ce qui se passe dans ces pièces, c’est d’abord parce que je crois que le spectateur contemporain ne voit pas vraiment mieux que le spectateur du XVIIIe siècle ce qui se joue en termes de violence dans le Mariage de Figaro ou dans La Mère coupable.

Si on exclut le « droit de cuissage » qui de toute façon n’est pas le sujet de la pièce, la plupart des rapports entre hommes et femmes, dans le Mariage de Figaro en particulier, nous semblent en fait assez normaux : quand le Comte veut tuer le page dans la cabinet, voire son épouse en même temps, nous voyons d’abord de la jalousie; quand le Comte délaisse sa femme en harcelant tout son entourage, nous acceptons de l’expliquer par la routine du mariage; quand Chérubin agresse ou harcèle, c’est de son âge, etc.

De même, nous avons du mal à parler de viol pour La Mère coupable parce que nous baignons dans la culture du viol, qui nous dit qu’une femme qui cède consent, qu’une femme amoureuse ne peut avoir été violée, qu’une femme qui a flirté avec son violeur est partiellement responsable de son viol, etc. Pour moi, l’enjeu dans l’utilisation d’un vocabulaire précis (harcèlement, agression, viol, …) est bien de mettre à distance cette culture du viol et de prendre conscience de son fonctionnement dans la réception d’une œuvre littéraire.

L’utilisation de ce vocabulaire anachronique a des limites, mais pour moi, il s’agit d’un préalable nécessaire à toute étude, pour éviter de reconduire la culture du viol sans regard critique, pour éviter de présenter les violences sexuelles comme normales : à partir du moment où les bons mots sont utilisés, on peut contextualiser, proposer des nuances, mettre en valeur le traitement des violences sexuelles spécifique à la trilogie (très riche et surtout contradictoire chez Beaumarchais, entre analyse des rapports sociaux de pouvoir et naturalisation des violences).

Downton Abbey, pour en finir avec l’anachronisme

Je termine sur un exemple (je m’appuie notamment sur cet article) qui, pour moi, montre bien à quel point nous restons prisonnier⋅e⋅s de la culture du viol quand il s’agit d’analyser et de parler de scènes-types de notre culture fictionnelle : le troisième épisode de la série anglaise Downton Abbey  met en scène exactement le même scénario que celui que nous trouvons dans la littérature libertine du XVIIIe siècle.

Le fils d’un ambassadeur turc, Kemal Pamuk (je ne vais pas m’étendre sur les clichés orientalistes qui entourent par ailleurs cet épisode), rencontre Mary Crawley, ils s’entendent bien, flirtent. Par surprise, dans le coin d’une pièce, il l’agresse sexuellement en l’embrassant, lui demande s’il peut venir dans sa chambre le soir. Elle répond « non ». Il se débrouille pour venir quand même, refuse de sortir et lui explique que sa réputation sera ruinée si elle « sonne » et qu’on le trouve dans sa chambre. Kemal Pamuk essaie de convaincre Mary de coucher avec lui, et elle semble céder lorsqu’il lui promet qu’il ne dira rien et que son futur mari pourra tout de même la trouver vierge (tout cela reste assez flou). Je passe vite mais cinq minutes plus tard, il meurt d’une crise cardiaque (Downton…) ; comme il faut déplacer le cadavre dans la nuit, le secret commence à s’ébruiter et Mary manque de voir sa réputation ruinée et toutes possibilités de mariage anéanties par la présence de Kemal Pamuk dans sa chambre cette nuit-là.

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Je ne crois pas que Mary soit agréablement surprise…

Lorsque sa mère lui demande si Pamuk l’a forcée, Mary répond « non », et elle évoque sa propre « luxure » (lust) quand elle confie son secret à son futur époux ; il est assez clair que Mary se sent coupable parce qu’elle pense ne pas s’être suffisamment défendue, alors même que ses refus étaient explicites et répétés, mais aussi à cause du désir qu’elle a ressenti, sans pour autant avoir consenti. Quand j’ai vu cet épisode, je ne l’ai moi-même pas analysé comme un viol. Rien ne permet de recadrer l’analyse de cette scène, ni dans les discours des personnages de la série (on peut à la limite comprendre, c’est l’aristocratie anglaise du début du XXe siècle), ni – à ma connaissance – dans les propos des scénaristes, acteurs ou actrices en interview, ce qui est beaucoup plus problématique.

Les interrogations des fans tournent essentiellement autour de la virginité de Mary (est-elle toujours vierge ou non ? comment ont-ils fait ? est-il mort avant ou après ? …), et il y a assez clairement une érotisation (déjà présente dans l’épisode lui-même) de cette scène par la communauté de fans, un peu à la manière de la scène de l’escalier dans Autant en emporte le vent : c’est d’ailleurs dans ce montage, accompagné d’une musique assez douteuse, que vous pourrez avoir une bonne idée de cet épisode si vous ne le connaissez pas. Toutefois, dans les forums de fans, quelques personnes font le lien avec Les Liaisons dangereuses (ou l’adaptation de Stephen Frears), et insistent sur le fait qu’il est nécessaire de parler de viol. L’absence de réaction face à cet épisode peut être comparé au traitement et à la réception (des centaines de plaintes…) de l’épisode suggérant – avec une bonne ellipse – le viol d’Anna, la femme de chambre de Mary, qui a quant à elle le bon goût d’avoir des bleus, une robe déchirée, d’être traumatisée, et d’être violée par un autre domestique, avec lequel elle s’est simplement montrée amicale au lieu d’avoir flirté avec lui.

La réception et le traitement de cette scène-type dans une série contemporaine montre bien la permanence de la culture du viol qui faisait au XVIIIe siècle de « l’ambiguïté » du consentement (et en fait du non-consentement) un élément fondamental de la sexualité et l’imaginaire érotique. L’érotisation de cette scène dans Downton Abbey n’a pas fait autant de vagues que le traitement du viol dans une série comme Games of thrones, mais le fond du problème est le même.

Je pense aussi que nous nous indignons plus facilement devant une série américaine, spectaculaire et violente, qui reprend volontairement certains codes du porno, que devant une série historique britannique qui se veut plus raffinée, tout en visant un large public, et construite autour de l’évolution de la société et de l’aristocratie au tournant de la première guerre mondiale dans l’Angleterre edwardienne (un thème par conséquent presque littéraire dès le départ, vu le nombre de romans sur le sujet). De la même façon, nous identifions beaucoup plus facilement les violences sexuelles, et en dénonçons le traitement, dans des productions culturelles populaires ou mainstream (le porno, le rap, …) que dans des productions culturelles anciennes, valorisées par le canon et souvent enseignées dans le secondaire, comme la trilogie de Beaumarchais.

Puisque la culture du viol imprègne aussi nos productions culturelles contemporaines, y a-t-il encore anachronisme lorsque nous utilisons le concept féministe de consentement pour parler de viol ? La distance idéologique qui sépare mon regard critique et situé d’une production pornographique érotisant le viol ne me semble pas fondamentalement différente de la distance qui sépare ce même regard d’une œuvre qui engage une certaine conception de la sexualité au XVIIIe siècle. Ma familiarité esthétique et mon admiration pour la seconde peuvent en revanche tromper mon esprit critique, qui serait certainement beaucoup plus à l’affût envers la première.

Dans une perspective d’enseignement, notamment auprès de collégien⋅ne⋅s ou de lycéen⋅ne⋅s, je crois qu’il est important de profiter de l’étude de ces textes – dont l’intérêt ne se réduit pas à la représentation de la sexualité ou des rapports de genre – pour parler respect, consentement, violences sexuelles ou culture du viol, plutôt qu’assommer les élèves avec un discours moralisateur sur la violence de films porno, qu’illes « consomment massivement » (« la faute à l’Iphone6 ») « dès le plus jeune âge » (« de plus en plus tôt ! »), mais qu’on ne leur montrera jamais en classe.

Lorsque nous avons étudié le texte de La Mère coupable en cours d’agrégation, on nous a conseillé de ne pas arriver au concours avec un discours féministe ou militant, et de prendre garde à l’anachronisme. Comme je l’ai montré, la contextualisation, c’est-à-dire le fait de replacer cette scène dans son contexte idéologique, social et historique, est indispensable. Cette contextualisation suppose justement une prise de distance que nous perdons si nous adoptons sans précaution le vocabulaire de cette œuvre, ses présupposés et ses préjugés. Sans l’analyse féministe, cette scène, qui n’est racontée que dans une lettre, n’est pas un viol : c’est un cas un peu ambigu, peut-être un viol, peut-être pas – c’est la « zone grise » où l’on cède au lieu de consentir. Parler de viol est donc un choix militant, parce que dire autre chose serait reconduire la culture du viol que le féminisme tente de déconstruire depuis une quarantaine d’années.

C’est la réflexion féministe sur le consentement qui nous permet de voir un viol dans cette lettre, et de construire une relation éthique au texte : lui rendre justice dans ses présupposés idéologiques, dans son fonctionnement interne, mais aussi maintenir cette exigence éthique dans notre façon de parler des personnages de fiction et de transmettre ces œuvres à d’autres. Il ne s’agit pas de porter un jugement moral sur l’œuvre, ni de la réduire au jugement personnel qu’on peut porter sur ce qui s’y passe (… certes, le viol, c’est pas cool); mais on ne peut pas échapper à la responsabilité qu’implique le choix d’un mot ou d’un autre pour en parler : il n’y a pas de choix lexical neutre, entre viol et relation consentie – il faut choisir et quel que soit le choix, dans les deux cas, il s’agit d’assumer une position politique et éthique.

 

2 réflexions sur “Un viol disparaît : zone grise et mère coupable

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